SNMS

Le grand Livre
240 pages • Dernière publication le 27/03/2024

Dans le cadre de son Action culturelle,
la SACD soutient la création de cet ouvrage
      

REFLEXIONS & PERSPECTIVES / Contributions / Page 207 • Publiée le 22/05/2019

Un interview de Valery Pechejkin par Cyril Le Grix

« En février 2019, après avoir vu KAFKA, le spectacle de Kirill Serebrennikov (alors assigné à résidence), au Gogol Center à Moscou, Cyril le Grix a rencontré son dramaturge, Valery Pechejkin, pour échanger sur leur collaboration et la situation du théâtre en Russie ».


Cyril
: Bonjour Valery, je suis très heureux de te rencontrer après avoir vu hier votre spectacle Kafka, mis en scène par Kirill Serebrennikov et dont tu signes l’écriture. C’est un spectacle incroyable, éblouissant, d’autant plus que je ne parle pas russe et j’ai cependant suivi les 3H30 du spectacle sans aucune difficulté. Ce qui démontre sa qualité intrinsèque. Bravo.

Valery : Merci beaucoup, mais à mon avis il faut surtout attribuer ce mérite aux personnes qui font le spectacle et qui m’ont aidé à l'écrire.

Cyril : C’est un travail collectif ?

Valery : Bien sûr, il s’agit d’un travail collectif et je suis reconnaissant à ceux qui m’ont aidé à créer ce texte, car nous avons beaucoup inventé lors des répétitions.

Cyril : C’est un travail d’écriture au plateau ? Ou avais-tu déjà écrit une première version du texte hors plateau ?

Spectacle Kafka
Spectacle Kafka 

Valery : Le travail sur le texte a été initialement conduit hors des murs du théâtre puis au théâtre. Kirill a fait une première lecture du texte aux comédiens. A la fin, ils ont demandé quelle était la distribution, qui jouait qui, et Kirill a répondu : « C’est vous qui devez me le dire ! »

Cyril : Comment fonctionne votre collaboration Kirill et toi, comment initiez-vous un projet, j’aimerais comprendre le processus de création ?

Valery : Nous travaillons toujours ensemble. La première chose que nous essayons de comprendre c’est la forme de la narration. Par exemple, Kirill m'a proposé Kafka, et la première question était de savoir de quelle forme il s'agirait. Pour trouver notre forme, nous procédons par élimination. Nous avons exclu tout ce qui a été déjà fait avant. En particulier, nous avons décidé qu'il ne s'agirait pas d'un processus romanesque, ni d'une enquête sur son œuvre, ni d'un roman policier, car Soderbergh et Irons avaient déjà tourné le film « Kafka » comme un film policier. Nous avons donc décidé que ce serait une sorte de bestiaire et une biographie.

Cyril : Comment définir la fonction de dramaturge en Russie ? Est-il un collaborateur associé au théâtre, lié à la direction et au metteur en scène comme en Allemagne ?

Valery : Une femme en Belgique, si je me souviens bien du pays, m'a demandé une fois, quel type de dramaturge j’étais. Je n'ai pas compris sa question. Elle a demandé, venez-vous au théâtre ou écrivez-vous chez vous ? J'ai dit que je venais obligatoirement au théâtre, car c’est mon milieu naturel d'une part, et d'autre part le théâtre a besoin aujourd'hui d’un dramaturge qui soit présent entre ses murs ; il doit pouvoir tout faire : répondre aux questions des collaborateurs et du public, écrire les communiqués de presse, rédiger les textes des programmes des spectacles, les relire et les corriger, faire la mise en page… c'est un robot multifonction, et en majeure partie gratuitement.

Spectacle Métamorphosis
Spectacle Métamorphosis 

Cyril : C’est donc le collaborateur le plus proche du metteur en scène ?

Valery : Oui, dans la phase de recherche et d’élaboration d’un spectacle, c’est un travail très intense, pendant lequel nous sommes toujours en communication, en lien d’une manière ou d’une autre, avec des discussions très animées. Je me souviens que nous avons par exemple inventé une des scènes du spectacle Métamorphoses avec Kirill à l’aéroport d’Erevan. Pour lui, la question principale était de savoir comment la « métamorphose » pouvait être représentée. Il m'a demandé : « Valery, qu’en penses-tu, comment représenter un scarabée ? » Et nous avons commencé à chercher, toujours par élimination, comment représenter un scarabée : le scarabée ne peut pas être une personne représentant un scarabée, le scarabée ne peut pas être représenté par un costume, le scarabée ne peut pas être une animation vidéo, etc… alors Kirill a dit « pourquoi ne pas prendre un vrai scarabée tout simplement ? Prendre un vrai scarabée, le placer dans un bocal et le filmer ». En utilisant la méthode d’exclusion, nous sommes arrivés à la conclusion que la meilleure solution serait un véritable insecte.

Cyril : Depuis quand travaillez-vous ensemble et comment s’est passé votre rencontre ?

Valery : On se connaît depuis 7 ou 8 ans. La première chose que nous avons fait ensemble c’était les Métamorphoses d’après Ovide. C'était notre première collaboration, elle était réussie, et depuis nous avons réalisé beaucoup de projets ensemble. Heureusement pour moi, j’ai toujours travaillé en parallèle de mes études. Et c’est en travaillant que j’ai réellement appris mon métier de dramaturge. Depuis mes études à l'Institut de littérature Maxime-Gorki, je me suis rendu compte qu'il était impossible d'apprendre à écrire s’il n’y a pas une pratique en parallèle. Un écrivain ne se révèle qu’en écrivant.

Spectacle Kafka
Spectacle Kafka 

Cyril : Comme Kirill qui est également réalisateur, tu travailles pour le cinéma. Tu as écrit plusieurs scénarios et collaboré avec des cinéastes comme Pavel Lounguine. Est-ce important pour toi de pouvoir travailler pour le cinéma et le théâtre ? En France, ces deux arts sont encore aujourd’hui très séparés : il y a ceux qui font du cinéma et ceux qui font du théâtre, c’est triste, mais c’est comme ça et très peu passent de l’un à l’autre.

Valery : Il y a deux raisons à cela : la première est qu’il est intéressant d’essayer des choses différentes, c’est intéressant pour moi d’écrire pour le théâtre, le cinéma, d’inventer des vidéos, d’inventer tout type de projet. La deuxième raison est que si vous ne travaillez que dans le théâtre, vous mourez de faim. Avant notre rendez-vous, j’étais au bureau de Google à Moscou car j’ai un projet avec eux en tant qu'auteur. Cela me permet de gagner de l'argent pour le réinvestir dans l'art. J'ai besoin de cet argent pour faire un film sur notre lieu, le Gogol Center.

Gogol Center de Moscou
Gogol Center de Moscou 

Cyril : Dans Kafka, le cinéma est très présent dans la mise en scène. L’utilisation de la caméra est toujours juste, pertinente…

Valery : C’est grâce à Kirill Serebrennikov. Il est metteur en scène au théâtre et réalisateur au cinéma.

Cyril : Comment s’opèrent ces choix ?

Valery : Les choix reviennent toujours au metteur en scène. Avant de commencer de travailler au plateau, il a déjà tout préparé, il a toujours un cahier avec lui et il perçoit la scène à l’avance. Il l'a dessinée, il a écrit une partition du mouvement, une analyse du texte. Il sait à quels moments il va utiliser la caméra ou pas. Kirill vient toujours avec ses devoirs faits. Obligatoirement.

Spectacle Kafka
Spectacle Kafka 

Cyril : Quelles ont été vos inspirations artistiques pour ce projet ?

Valery : Serebrennikov a été inspiré par Balthus Klossowsky, un artiste français. Pour lui, les peintures de Balthus étaient très importantes dans le spectacle Kafka. Pourquoi ? Parce qu'il a dit : « J'ai besoin que mon spectacle ne ressemble pas à une pièce de Kriegenburg ou à un film de Soderbergh. J'ai besoin de trouver une sorte d'esthétique inattendue et précise. » Et il a pris Balthus, car les costumes dans ses toiles ressemblent beaucoup à ceux de l'époque de Kafka, mais il existe en même temps une certaine relation au corps qui ne figurait pas encore dans les mises en scène sur Kafka. Personnellement, je n’ai pas pu pendant longtemps trouver la fin du spectacle. Je l’ai finalement trouvée en pensant à ma première profession : journaliste. J'ai beaucoup travaillé comme journaliste. A la fin du spectacle, un journaliste se rend auprès de Kafka, qui est déjà en train de mourir et ne peut pas parler. Les informations m'ont également beaucoup inspiré, tout ce qui se passait autour de moi. En Russie, Kafka est partout. C’est très important pour que le spectacle ne soit pas une simple idée en l’air, mais qu’il soit en rapport avec le public. Chacun de nos spectateurs sait très bien ce qui est « kafkaïen », sans même lire Kafka, car tout le monde fait la queue, tout le monde va au tribunal de nos jours… le spectacle est devenu encore plus pertinent, quand Kirill s’est lui-même retrouvé dans la situation du personnage du Procès.

Spectacle Kafka
Spectacle Kafka 

Cyril : C’est incroyable, cette similitude car lors de la conception du spectacle rien ne laissait présager ce qui arriverait à Kirill ?

Valery : Oui, il n’y avait rien de ce qui se passe en ce moment, aucun procès contre Kirill lors de la création de Kafka. Mais plusieurs de nos spectacles ont pris une autre tournure après l'arrestation de Kirill. Par exemple le premier spectacle Metamorphosis. Pour ce spectacle, j'ai créé un personnage qui n'existait pas chez Ovide. C'est un homme qui a insulté les dieux. Pour le punir, ils le condamnent à se transformer en animal. Mais la sentence est exécutée à moitié. Il devient moitié animal, moitié humain. Voilà pourquoi son nom est Demi-Bête. Pendant tout le spectacle il s'adresse à la Haute Cour de Justice des dieux. Aujourd'hui ce texte résonne complètement autrement. C'était il y a 7 ans, et mes collègues me demandaient : « Pourquoi l'as-tu inventé ? » car Ovide n'a jamais créé ce personnage. Je ne pouvais pas leur expliquer. Je leurs ai dit qu'il s’agissait pour moi d'un sujet très important, un homme qui se bat avec les dieux, un homme qui est au tribunal, un homme qui essaie de trouver un moyen de se sauver. Et aujourd'hui, ce personnage est devenu complètement d’actualité. On me demande souvent : « l’avez-vous écrit récemment ? »

Cyril : Peux-tu nous parler du projet « Gogol + » ? Peux-tu nous parler de ce qui se fait chaque soir autour des spectacles ? J’ai vu des prises de paroles, des échanges avec le public, comment s’enrichissent les spectacles avec le projet « Gogol + » ?

Valery : Ce format a été apporté par l’un de mes collègues Evgueni, qui l’a vu quelque part en Europe. Je l’ai moi-même vu à Stuttgart : avant l’opéra un vieil homme en habit de soirée avec un nœud papillon, derrière une tribune, informe le public d’une manière longue et calme. Nous ne pouvons pas faire la même chose, car nous avons un espace ouvert et deux bars. Mais comme je dois rivaliser avec ces deux bars, je dois être entendu et compris alors j’attire l’attention du public avec des choses simples, très accessibles. Je montre des images, parfois même des vidéos. Par exemple, pour une pièce de théâtre sur Pasternak, j’ai montré une publicité russe pour BMW qui utilisait la poésie de Pasternak.

Cyril : Comment vois-tu l’avenir du théâtre. L’omniprésence des écrans dans notre société n’est-elle pas une menace pour le théâtre ?

Valery : Le théâtre sera toujours présent, tout ira bien pour lui, car les gens y viennent pour voir d'autres gens vivants, ils viennent pour communiquer et faire connaissance. C'est toujours un moment de communication. Ce sera toujours le cas tant que les personnes « physiques » voudront voir d'autres personnes « physiques ». Et aujourd'hui, le théâtre est beaucoup plus intéressant pour la jeunesse et la société car il est le miroir grossissant des scandales qui se déroulent constamment sous nos yeux. Tant que les spectacles reflèteront les interrogations des gens, il provoquera et maintiendra leur intérêt. Je vais prendre un exemple concret : ma journée. Premièrement : je viens au Gogol Center où mon ami Kirill Serebrennikov a été arrêté et vit en en résidence surveillée depuis des mois. Deuxièmement, je me rends au bureau du procureur avec un autre ami réalisateur, qui tourne un film sur le Gogol Center. Nous devons nous défendre contre l’Institut du Cinéma qui a interdit son film. Troisièmement : le soir, je vais voir une pièce de théâtre féministe et une bagarre éclate entre des spectateurs pendant la pièce. Tout cela s'est passé le même jour. Le même jour, je viens au Gogol Center, dont le directeur artistique est emprisonné, puis je vais au tribunal car l’Institut du Cinéma nous a interdit de faire un film et pour finir, je vais voir un spectacle qui finit par une bagarre entre les spectateurs.

Spectacle Kafka
Spectacle Metamorphosis 

Cyril : Recevez-vous un public scolaire ?

Valery : Non car la plupart de nos spectacles est interdit au moins de 18 ans.

Cyril : Comment ça … ! Quels sont les critères qui déterminent la classe d’âge ? C’est une commission qui vient vérifier avant la création ?

Valery : Nous déterminons nous-mêmes l'âge requis avant chaque spectacle et utilisons systématiquement la classification +18 ans. Pour trois raisons : comme nous avons des personnes nues dans plusieurs spectacles, c’est tout de suite interdit au moins de 18 ans. Dans Kafka, il y a une femme qui se déshabille ; une fois il y avait toute une classe d’écoliers venu voir ce spectacle. Kirill les a accueillis et a fait de la pédagogie, et de cette manière nous avons évité le scandale. On a parlé du fait qu'ils n'avaient que 16 ans mais qu’ils allaient voir une femme nue et qu’ils devaient être avertis et préparés. Nous avons des gens nus, nous avons parfois des gros mots et du contenu choquant. Rien de grave. Par exemple, nous avons une pièce dans laquelle on utilise des fesses factices. Cela rend tout de suite le spectacle interdit au moins de 18 ans. En procédant comme cela, on évite les problèmes sinon le Gogol Center est toujours en conflit avec le Ministère de la Culture.

Cyril : Avez-vous au Gogol Center des spectacles « jeunes publics » ?

Valery : Nous avons une magnifique pièce La mer des arbres pour les adolescents. C’est très important car ce genre de contenu n’est presque pas présenté dans les théâtres. Tout est fait pour les enfants ou les adultes comme Kafka. C'est rare qu’on prête attention aux adolescents. Ce spectacle parle de la puberté et des premiers amours. Pas encore du sexe mais des premiers sentiments d'amour.

Cyril : Est-ce que vos spectacles tournent ailleurs en Russie ?

Valery : Oui, nous avons des tournées en Russie, à Saint-Pétersbourg plus particulièrement. Il y a d’autres villes mais elles sont peu nombreuses car nos spectacles intéressent principalement les publics de ces villes. Et puis nous avons besoin de beaucoup d’équipement et d’une scène moderne. Enfin les publics doivent être préparé car le spectateur doit comprendre ce qu'il va voir. Il est difficile d’imaginer que nous amenions la pièce Kafka ou Machine Muller dans le nord du Caucase, pour des raisons économiques mais aussi d’ouverture d’esprit du public.

Cyril : Mais sentez-vous une évolution ? Existe-t-il d’autres endroits en Russie où des théâtres comme le vôtre commencent à exister ?

Valery : En fait il y en a de plus en plus. A Novossibirsk, à Perm, à Voronej, à Samara également ; ce sont tous des théâtres très intéressants. Par exemple à Novossibirsk, il y a eu un scandale dernièrement avec l'opéra Tannhäuser. Le directeur a été renvoyé et remplacé car il ne voulait pas censurer la mise en scène moderne imaginée par le metteur en scène Timofeï Kouliabine. En Russie on constate un énorme intérêt pour le théâtre. Cette année en Russie a d’ailleurs été déclarée « l'année du théâtre ».

Cyril : Depuis les années 90 et la chute de l’Union Soviétique, est-ce plus facile ou compliqué de faire du théâtre d’art et engagé ? La liberté de création évolue-t-elle malgré les problèmes ?

Valery : Comparé à l'Union soviétique, c’est devenu plus facile. Parce qu'il est impossible d'imaginer le Gogol Center au temps de l’Union soviétique. Nous avons des problèmes mais nous existons, alors qu’en Union soviétique, nous n'existerions tout simplement pas.

Cyril : Mais entre il y a dix ans et aujourd’hui ? Peut-on être optimiste ? Les mentalités évoluent ?

Valery : C'est une question très difficile, car notre théâtre a ouvert ses portes il y a 6 ans et le monde était complètement différent à ce temps. Aujourd'hui la situation est devenue beaucoup plus compliquée. Il y a 6 ans, aucun d'entre nous ne pouvait imaginer ce qui allait se passer maintenant. Mon ami et moi, avec qui nous tournons le film sur notre lieu, le Gogol Center, nous ne pouvions pas imaginer que nous allions passer la plupart du temps devant les tribunaux. Après notre rencontre, je vais chez un avocat…, juste après toi, tu te rends compte…

Cyril : J’espère que toi et ton ami allez réussir à le terminer.

Valery : Je l’espère aussi… je n’espère même pas, j’ai compris qu’il faut se dire : « j’en suis sûr! ».

Cyril : Je suis d’accord. En tout cas on sera ravis, lorsqu’il sera terminé, de le projeter en France.

Valery : Merci beaucoup. Je suis très heureux de notre rencontre car c’est un moment de respiration dans ma journée de travail, c’est vraiment très important. Pour une personne créative, c’est une très mauvaise énergie de passer son temps devant les tribunaux et avec les avocats. Ça vide. Mais votre soutien nous redonne du courage.

(Traduction : Tatiana Matveichuk)

 



Mots clés :

Le Grix Cyril Serebrennikov Kirill Gogol Center Institut littéraire Maxime Gorki Lounguine Pavel Kouliabine Timofeï

Envoyer un commentaire