Le grand Livre
240 pages • Dernière publication le 27/03/2024
Dans le cadre de son Action culturelle,
la SACD soutient la création de cet ouvrage
« Besoin de temps... », réflexions d'Armand Eloi
Je ne sais pas si la mise en scène est un art, mais je suis certain que quoi qu’il en soit, il faut la pratiquer comme un artisanat, tout comme beaucoup d’autres métiers du théâtre, en préparant avec soin nos « matériaux », en apportant une attention particulière aux détails, en mettant et remettant sur le métier notre ouvrage. Or les conditions actuelles de l’exercice de notre profession et la précarisation extrême qui en résulte pour chacun de nous conduit à nous priver d’un élément essentiel à la qualité de nos œuvres : le temps.
La pression qui s’exerce sur chaque salarié de nos projets – nécessité de « faire ses heures », de trouver de nouveaux contrats à l’issue de l’engagement en cours, de s’assurer ou d’assurer à sa famille un revenu régulier – cette pression le projette en permanence dans l’avenir, le rendant souvent trop peu disponible aux exigences du moment présent. Qui n’a connu ces répétitions où la nécessaire extinction des portables est vécue par les artistes comme une mise en danger et où l’on sent que chaque pause est mise à profit pour vérifier discrètement sa messagerie, dans la crainte de manquer un casting, une audition, l’appel urgent d’un agent dramatique ? Quant à nous, les metteurs en scène, souvent producteurs de nos propres spectacles, ce sont nos partenaires institutionnels qui nous crucifient, jamais rassasiés de dossiers, de budgets prévisionnels, de réunions diverses auxquelles on n’ose se soustraire, souvent mauvais payeurs mais toujours impérieux dans leurs convocations.
Il y a des raisons structurelles à notre situation. L’atomisation de nos structures, leur inévitable paupérisation, et l’usage pervers que cela induit de ce statut d’intermittent qui a fait couler tellement d’encre en sont à mes yeux les principales responsables. J’ai été extrêmement frappé par le sentiment de solitude et d’isolement exprimé par ceux d’entre nous qui assistent aux réunions de notre syndicat. Nous devons inventer, maintenant, une nouvelle organisation du spectacle vivant, qui en fasse l’aventure collective qu’il doit être, et qui inscrive notre travail dans la dimension qui lui fait cruellement défaut : la durée.
Il nous faut d’abord réinvestir les lieux où nous pouvons prendre notre temps : les théâtres, et autres lieux de fabrication et de diffusion de spectacles. En dehors de nos activités de création, c’est là aussi que nous devrions pouvoir nous former (en substituant l’acquisition de compétences nouvelles au temps perdu en vaines démarches) et former autrui (public scolaire, amateurs, apprentis professionnels). Surtout, c’est à partir et autour de ces lieux de référence que nous devons repartir à la conquête de nouveaux publics, établir avec nos spectateurs une liaison progressive et durable, une intimité réelle qui se substitue à l’intimité virtuelle et trompeuse établie par les grands médias entre le public populaire et les « people » de toutes sortes.
Il faut aussi refonder l’emploi artistique en privilégiant nettement la durée des contrats. Ceci concerne bien sûr le régime d’intermittence qui doit inciter aux engagements longs et pénaliser la précarité - en termes d’indemnités pour les bénéficiaires et de charges sociales pour les employeurs -, et nous aussi, metteurs en scène, lorsque nous sommes producteurs. Il faut donc instiller, avec beaucoup de souplesse et en respectant les aspirations des uns et des autres, plus de permanence artistique dans le spectacle vivant.
Ce choix de se donner du temps, s’il va à l’encontre de l’inclination de notre société à « zapper », me semble répondre aux objectifs revendiqués de notre politique culturelle, l’excellence artistique, l’élargissement des publics, l’aménagement du territoire. Il exige une petite révolution de nos mentalités, tant nous sommes devenus individualistes. Aux artistes, il demande de savoir choisir des engagements durables au détriment de quelques alléchantes opportunités. Aux metteurs en scène, il demande un sacrifice plus grand encore : celui de renoncer à l’ « équation diabolique » qui attribue à chaque créateur sa compagnie, formule qui aggrave chaque jour notre éparpillement et la fragilité de nos projets, pour une démarche plus collective, qui inscrive nos créations dans la durée et dans un juste rapport aux publics.
Alors peut-être retrouverons-nous le temps et la sérénité nécessaires à la pratique de notre art…
Armand Eloi
(Texte publié dans La Lettre n°6 de l'APMS, mars 2005)