Le grand Livre
240 pages • Dernière publication le 27/03/2024
Dans le cadre de son Action culturelle,
la SACD soutient la création de cet ouvrage
« Le Théâtre ou la Vie », un cri de Anne Delbée
« La Vie ! Un jour viendra où l’on croira que le monde est mort alors le Théâtre réinventera l’humanité. »
C’est à la suite d’un voyage à Beyrouth en pleine guerre fin 1981 que m’est venue cette réflexion. L’ambassadeur m’avait demandé de venir réouvrir le théâtre du Casino de Jounieh avec le spectacle Camille Claudel. Je n’ai jamais oublié ce grand Théâtre vide, plus de mille places, les ateliers à l’abandon, nul costume, aucune équipe. Au quatrième étage, une gondole en carton pâte échouée.
Au loin les tirs… la guerre ! Je me suis demandée dans quelle galère je m’étais embarquée. Personne ne viendrait. En fin d’après-midi, un technicien m’a aidée à rallumer les lumières —
« La consigne est de vivre, la mienne est de mourir »
Le soir venu, plus de mille personnes se levaient pour applaudir cette première réplique de « Camille » empruntée à l’un des personnages féminins de Paul Claudel.
Certes il n’y avait pas le Covid-19 ! Ils avaient juste risqué de se faire tuer à chaque coin de rue pour assister, et parfois de très loin, au théâtre.
Il semblerait aujourd’hui que le Théâtre sera la cinquième roue du carrosse brinquebalant de l’humanité qui reprendra la route. Il est urgent que cela ne soit pas. J’entends par Théâtre : la danse, la musique, le cirque, le mime, la parole interprétée en chair et en os devant des êtres humains en chair et en os. L’une des plus anciennes manifestations qui témoignent de notre humanité.
Nous tous acteurs, danseurs, chanteurs, musiciens, techniciens, clowns, « le Théâtre vivant » comme on dit — pléonasme par ailleurs — ne sommes pas là simplement pour amuser la galerie (ce qui ne serait déjà pas si mal) et animer les fins de banquet quand les restaurants auront réouvert.
J’ai senti monter ma colère en écoutant un journaliste d’économie déclarer que la culture ou plutôt la distraction pouvait attendre. Déjà disait-il, en temps ordinaire la culture coûte cher en subventions, fonds de soutien, intermittents etc, alors ce n’est pas encore à l’ordre du jour. Pour s’amuser conclut-il, attendons l’année prochaine, car l’économie est en train de s’effondrer — Déjà Monsieur en temps ordinaire le quotidien du Théâtre oscille sur un fil mais vous me direz que nous avons l’habitude « de vivre avec des bouts de ficelle » n’est-ce pas ! Alors imaginez que lorsque on ne peut même plus jouer à faire semblant cela devient dramatique non seulement pour ceux qui devraient pouvoir en vivre mais pour la santé de l’humanité. J’ajouterai par ailleurs que la culture peut aussi rapporter beaucoup d’argent, mais ne parlons pas encore d’économie.
En 429 avant Jésus Christ, une grande peste surgit à Athènes. Il y avait également la guerre. Périclès, grand stratège succomba à la première. Mais il laissait derrière lui une humanité agrandie par la beauté, l’architecture, le théâtre, la médecine et la démocratie. Il suffit de regarder l’Acropole, de penser au théâtre de Dionysos, d’écouter une réplique d’Echyle ou de Sophocle, de reprononcer le serment d’Hippocrate que tous les médecins ont honoré pour le Covid-19 afin de remercier ce cinquième siècle de ce qu’il nous a transmis. Je n’ose évoquer la démocratie si chahutée en ces temps difficiles. Et nous que laisserons-nous ?
Le théâtre a toujours résisté, d’Athènes aux camps de la mort, en pleine guerre, dans la peste, dans la pauvreté, dans les caves : je me souviens de cette jeune danseuse s’exerçant dans les tunnels durant Sarajevo.
Molière avait raison de faire dire à son Malade :
« N’y a t-il point quelque danger à contrefaire la mort »
Nous sommes la Vie —
Ne confinons pas le Théâtre trop longtemps.
Je me suis pliée aux règles du confinement afin de préserver les hôpitaux, les soignants, les médecins d’un surcroît de malades. J’ai compris très vite que l’histoire des masques était mal écrite et mal jouée — Habitude du théâtre. Le ton n’était pas juste. Mais je ne veux pas que la malle du Théâtre soit laissée dans quelque caniveau.
L’humanité n’a jamais eu autant besoin de souffle, de rêver, d’enthousiasme, de notes folles.
J’ai écouté à la télévision durant plusieurs minutes de longues explications afin de réouvrir les magasins de lingerie. Je n’ai rien contre la lingerie bien au contraire, mais pourquoi les plages aux embruns salés, les espaces infinis de la Foi, le Théâtre, sont d’une certaine façon excommuniés. Mais les métros, véritable piège mortel vont demain se remplir bien malgré eux.
Je n’ai pas de solution ; peut-être faudrait-il tout réouvrir ensemble à l’humanité qui d’elle même réapprendrait à faire face au Covid-19 avec courage et intelligence.
Certains disent que finalement même « Après ! » ce sera bien de s’habituer aux masques comme certaines populations, et puis ne nous embrassons plus, n’est-ce pas !
Je ne veux pas de cette humanité à distance, hagarde, scrutatrice, codifiée, et covidiciée. Méfions-nous de la peur ! Elle est le pire des fléaux.
Mon humanité est celle de Sophocle, de Shakespeare, de Racine, de Beckett. Mon sang est celui qui coule dans le corps d’Antigone, d’Andromaque, de Winnie.
Et lorsque je m’avance en pleine lumière c’est avec le panache de Cyrano et le feu de Prométhée pour défier la mort.
Je me prends à rêver aujourd’hui à Malraux en ces temps de confinement.
J’écoute sa voix qui s’élève dans la Grèce irréfragable.
« Une fois de plus, la nuit grecque dévoile au-dessous de nous les constellations que regardaient le Veilleur d’Argos quand il attendait la chute de Troie, Sophocle quand il allait écrire Antigone (…) On ne saurait trop dire ce que recouvre pour nous le mot si confus de culture (…) un moyen majeur de formation de l’homme…
Le peuple de la liberté, c’est celui pour lequel la résistance est une tradition séculaire (…)
Comme lui, je reprends cette très vieille incantation de l’Orient:
« Et si cette nuit est une nuit du destin — Bénédiction sur elle, jusqu’à l’apparition de l’aurore ! »
Que le Théâtre ressuscité annonce au plus vite cette « aurore au doigt de rose » comme dit le poète.
Anne Delbée