Le grand Livre
240 pages • Dernière publication le 27/03/2024
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Jean Mercure et la joie du théâtre
« On est metteur en scène, comme on est amoureux ». Jean Mercure (1909-1998).
Comédien, adaptateur, metteur en scène, directeur du Théâtre de la Ville, Jean Mercure s’est toujours pensé comme un « homme de théâtre avant tout ».
« Si je devais définir l’animateur de théâtre populaire, je dirais que c’est un homme capable d’éprouver autant de joie à s’exprimer par les autres que par lui-même. C’est mon cas. »
Parisien, il découvre très tôt le théâtre et devient un familier des salles de spectacles. A partir de 16 ans, il va quatre à cinq fois par semaine au théâtre, se débrouillant pour trouver des places abordables. A l’époque, le seul théâtre subventionné étant la Comédie-Française, il se rend surtout dans les Théâtres Privés où il suit assidûment les spectacles du Cartel, qui le marquent profondément.
« Si les spectacles du Cartel ont été l’enchantement de ces années, si je n’en ai manqué aucun, j’ai cherché à voir tout ce qui se jouait, le meilleur et le pire, et je négligeais ni le ballet ni la musique […] j’ai appris ainsi mon métier mêlé au public, et su très jeune, ce que j’aimais et ce que je n’aimais pas. »
A 18 ans, il entre à la revue théâtrale « La rampe » puis dans d’autres journaux. En 1929, il signe sous le nom de « Pierre-Jean Libermann » (son véritable nom étant Pierre Libermann), une critique du « Malade imaginaire » mis en scène par Gaston Baty à qui il rend hommage pour « l’intelligence originale » du propos. « Baty transforme à lui seul le courant comique en courant dramatique ».
Il s’essaye à l’écriture dramatique et envoie ses textes à Pierre Fresnay, Louis Jouvet, Antoine… qui l’encouragent, même si ces pièces portent les maladresses de la jeunesse, le trouvant doué pour le théâtre. Il quitte momentanément le monde du théâtre pour le service militaire. Quand il en sort en 1931, il décide de se consacrer totalement au théâtre : « Maintenant je vais faire du théâtre à tout prix ».
©(Archives ART)
Il aborde d’abord le métier de comédien. C’est en voyant jouer Firmin Gémier que sa vocation s’est imposée. Il a compris qu’il n’était pas nécessaire d’avoir un physique avantageux, que sa petite taille, sa maigreur et de faire plus âgé n’étaient pas un handicap. Il joue dans de nombreuses pièces. C’est avec « Le marchand d’idées » de Solange Duvernon (1932), qu’il joue à la Comédie Caumartin, avec sa future femme Jandeline, qu’il manifeste son désir d’assumer un jour la totalité des responsabilités au sein de l’entreprise théâtrale, comme les animateurs du Cartel lui en avaient donné l’exemple. Mais il lui faut attendre avant d’y arriver.
« L’art du théâtre est fait d’intuition et de technique. Le metteur en scène qui possède l’intuition sans la technique risque fort d’être un velléitaire. Celui qui possède la technique sans l’intuition n’est qu’un bon artisan. »
(Renée Saint-Cyr et Raymond Rouleau dans "L'Opéra de quatre sous")
En 1937, une petite société parisienne d’exilés du nazisme projette de présenter « L’opéra de quat’ sous » de Bertolt Brecht, avec Raymond Rouleau, Renée Saint-Cyr, Yvette Guilbert, Suzy Solidor, Jean Mercure... Ce n’est pas la traduction d’André Mauprey et de Nicolas Steinhoff qui avait servi à Baty en 1930 qui est choisie, au grand dam de Mauprey. Le metteur en scène pressenti, Francisco de Mendelssohn, cède la place à l’auteur qui découvre avec admiration le travail de Mercure sur le personnage de Charles Filch, un tout petit rôle. Sa rencontre avec Brecht va profondément l’influencer. Et pour la petite histoire, il est dit qu’en le regardant travailler et jouer, Brecht retrouve l’envie de refaire du théâtre.
« Dès le début un jeune comédien m’étonna. Il comprenait plus rapidement que les autres comment on doit répéter, c’est-à-dire prudemment en s’écoutant parler et en préparant, pour l’observation du spectateur, des traits humains, que l’on a soi-même observés chez l’être humain. […] Le jeune homme appartenait à la classe des maîtres, il jouait comme un jeune maître et répétait comme tel… Je me transforme en public devant ce comédien qui s’intéresse vraiment à autre chose qu’à lui-même ». Bertolt Brecht.
La Seconde Guerre mondiale éclate. Après la capitulation, Mercure part pour Marseille avec le désir de rejoindre de Gaulle à Londres. Dans la capitale phocéenne, il rencontre Louis Ducreux et André Roussin et entre dans leur compagnie « Le rideau gris ». Ensemble, ils partent à Lyon en 1941 appelés par Charles Gantillon qui vient juste d’être nommé à la tête du théâtre des Célestins. Avec André Roussin, Louis Ducreux, Germaine Montero, Svetlana Pitoëff, Georges Wakhevitch, Mercure appartient à la Comédie de Lyon, troupe permanente du théâtre. C’est là qu’en 1942, il signe sa première mise en scène, « L’école des maris » de Molière. En 1943, il peut enfin rejoindre Londres. Il rentre en France en 1945 avec la division Leclerc, participant à la libération de Paris, à la campagne des Vosges et à la libération de Strasbourg.
Il peut enfin se consacrer à la mise en scène, servir le jeu et le texte. Il crée surtout des œuvres contemporaines françaises et étrangères, désirant servir des auteurs qui s’interrogent sur la condition de l’homme et sur le sens de la vie. Il veut mettre en valeur l’humanité des textes. Il adapte et met en scène « Le silence de la mer » de Vercors.
(Décor de Douking pour "Le silence de la mer" - ©Archives ART)
« Si une œuvre nouvelle me touche vraiment, je la vois réalisée dans son entier dans le même temps où je la lis. Toutes les ressources de mon métier n’interviennent ensuite que pour essayer de retrouver, de fixer par petites touches, par d’infinis détails, cette première impression. »
L’engagement est pour lui important. Dès 1944, il devient membre du Syndicat des metteurs en scène d’ouvrages dramatiques, lyriques et chorégraphiques (premier nom du SNMS). Il en devient secrétaire général en 1951, président en1963, président d’honneur en 1969. Louis Jouvet et Gaston Baty, membres fondateurs du syndicat, membres du Cartel, l’ont inspiré dans sa volonté d’unir les forces autour de la défense des droits des metteurs en scène.
« Ils (Le cartel) ont réussi à ce que j’ai appelé de tous mes vœux, quand j’étais président du SNMS, […] d’examiner ensemble ce qui nous rassemble et non ce qui nous divise. L’instinct de conservation doit vous faire penser qu’il vaut mieux oublier ce qui vous divise et prendre ce qui nous rassemble ».
Quand, en 1952, Gaston Baty, alors président d’honneur du syndicat s’éteint, Barsacq écrit à Mercure : « Cette fois, la génération qui nous a précédés est définitivement fauchée, et nous nous retrouvons à notre tour en première ligne. Raison de plus pour nous serrer les coudes ».
En 1955, après trois échecs consécutifs, Mercure se pose la question de savoir quelle est sa part de responsabilité. Il va plus loin, se demandant s’il peut assurer la continuité de son action, car il n’a pas de lieu et il ne peut pas œuvrer comme le faisaient les membres du Cartel. Il lui est difficile d’exercer son action sans l’appuyer sur un fond de spectateurs intéressés par sa recherche. Il va plus loin, se demandant où se situe la place du théâtre dans la vie des Français. Pour cela, il commande à l’IFOP une enquête. Pierre Fresnay, Jean Cocteau, Marguerite Jamois, André Roussin, Pierre Brasseur, François Périer, Simone Bérriau, Marcel Karsenty, Georges Herbert… se joignent à lui pour financer ce « Projet de sauvegarde du théâtre Parisien. » Le rapport sort en 1956. On peut y lire que plus de la moitié de la population ne va jamais au théâtre, que seulement 7% représente une clientèle assidue (au moins 6 fois par an), que les femmes sont plus nombreuses que les hommes, que 52% sont des cadres supérieurs…
("Ouragan sur le Caine" - 1959, Théâtre en Rond)
En 1958, il a enfin un lieu. Eugénie Mondovi, qui a repris le bail des Bouffes Parisiens, lui demande d’en être l’animateur pour quatre spectacles. Sa première action est la rénovation du théâtre, avec la suppression de 80 places à la visibilité mauvaise, une politique nouvelle de places à prix modérés, la prolongation de l’horaire des locations aux guichets. Il établit les locations par téléphone et par correspondance pour la province. Il fonde la même année avec Raymond Rouleau, Jean-Louis Barrault et André Barsacq, un « Nouveau Cartel ».
En 1960, Maurice Escande, le nouvel administrateur de la Comédie-Française, comme Edouard Bourdet en 1936, fait appel à des personnalités étrangères à la troupe pour les mises en scène. Il en fait la proposition à Mercure qui monte en diptyque « Le plaisir de rompre » et « le pain de ménage » de Jules Renard, « deux farces d’une même monnaie, dans un cadre inspiré de Bonnard ».
Le SNMS, étant alors affilié à la Fédération du spectacle (C.G.T.), il devient président de celle-ci en 1962. C'est la première fois qu'un metteur en scène de théâtre accède à se poste. Il le reste jusqu’en 1967.
(Rapport Moral de l'assemblée générale du SNMS de 1962)
Devant la crise que connaît le théâtre, il milite activement pour la création d’un Fonds de soutien pour le Théâtre Privé, avec André Barsacq, Marguerite Jamois, Claude Sainval et Georges Vitaly. L’association commence à fonctionner à partir du 1er novembre 1964, date de prise d’effet du décret du 23 octobre 1964 instituant une taxe parafiscale « destinée au soutien du théâtre privé ».
(Journal officiel de 1965)
En 1967, tout va changer pour Jean Mercure et il peut enfin mettre en place une véritable politique. La Ville de Paris manifeste une volonté de renouvellement et souhaite prendre des initiatives dans les secteurs du théâtre et de la musique. Mercure, en qualité de Président de la Fédération du Spectacle, est interrogé sur le projet de fonder un théâtre municipal populaire.
« Si la Ville de Paris fait l’effort de créer et d’entretenir un théâtre municipal populaire, il faut que ce théâtre soit prestigieux, à la mesure du renom dont Paris jouit en France et dans le monde. […] Le prestige d’une telle entreprise ne peut pas être basé sur la réputation d’un seul homme mais sur l’estime et l’autorité que celui-ci peut avoir sur une équipe. Cette équipe, y compris metteurs en scène et comédiens, doit pouvoir être renouvelée à chaque fois que le besoin s’en fait sentir, comme les cellules du corps humain. »
Il est sûr de son projet, mais il ne veut pas se battre et surtout ne pas prendre la place d’un autre. Et s’il décide d’y aller, c’est pour y faire ce qui lui plaît. C’est un cadeau inespéré lorsque la Ville de Paris le choisit pour transformer le théâtre Sarah Bernhardt en un vaste lieu voué à tous les genres de spectacles. Il trouve l’appellation « Théâtre de la Ville » et y accole le nom de Sarah Bernhardt, rendant ainsi hommage à celle dont le nom fut injustement effacé du fronton du théâtre lors de l'Occupation. C’est l’accomplissement de son œuvre.
« Le théâtre populaire doit lier, dans la joie, la culture et la réflexion. Perpétuer le patrimoine culturel, certes, mais aussi être le témoin de son temps. Le théâtre populaire évoluera. La réflexion sociale ne doit pas empêcher la réflexion poétique. »
(Jean Mercure et Juliette Gréco sur la scène du Théâtre de la Ville - ©DR)
En 1985, pour ses adieux au Théâtre de la Ville, il monte et joue « Volpone ».
« Est-ce une coïncidence si, pour la dernière année de mon mandat nous présentons deux œuvres « Richard III » (mise en scène Lavaudant) et « Volpone » qui ont été jouées ici par Charles Dullin dans l’ancienne salle du théâtre Sarah Bernhardt ? (rebaptisée alors théâtre de la Cité) […] Je n’ai pris conscience de tout cela qu’après avoir décidé de monter « Volpone », mais le hasard me comble et il y a des coïncidences qui ont valeur de signe. »
Après son départ de la direction du Théâtre de la Ville, il ne cesse d’aller au théâtre, de découvrir. Le 24 juin 1998, il décide, avec sa femme Jandeline, de quitter « ensemble et sans tristesse » le monde. Après leurs décès, Isa Mercure donne l'ensemble des archives de ses parents à l'Association de la Régie Théâtrale.
« J’ai fait du théâtre pour communiquer, pour poser des questions au public, et jamais pour me débarrasser de mes fantasmes ».
Marie-Céline Nivière
Sources : « Jean Mercure, un théâtre de la Ville », Paul-Louis Mignon (Paris Bibliothèques éditions).
« Dictionnaire encyclopédique du théâtre », dirigé par Michel Cortin, article Huguette Hatem (Bordas).
Fond Jean Mercure à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris.
« Jean Mercure/Bertolt Brecht » par Felie Pastorello.Boidi.
Radioscopie Jacques Chancel (1978) sur le site ina.fr.