Le grand Livre
240 pages • Dernière publication le 27/03/2024
Dans le cadre de son Action culturelle,
la SACD soutient la création de cet ouvrage
L'art du Kinsugi par Guy Pierre Couleau
Notes et propositions de travail pour le confinement et l’issue de la catastrophe
Au japon, il existe un art appelé le Kintsugi, qui est une méthode de réparation des porcelaines brisées, au moyen d’une laque d’or.
Le Kintsugi sublime les objets simples, imparfaits, atypiques.
Le Kintsugi est une forme de résilience.
Notre pays est à l’image de cette porcelaine.
Notre art théâtral est cette laque d’or.
Préambule
La situation actuelle de crise sanitaire est absolument inédite, non seulement pour notre pays mais pour l’ensemble de la planète, dans tous les domaines, économique, politique, social, humanitaire, sanitaire, culturel… Les répercussions sont à la fois catastrophiques et impossibles à prévoir, pour les mois et les années à venir.
Nous entamons une période de récession sans précédent depuis un siècle dans notre société.
Le domaine culturel et le secteur des métiers du spectacle entre autres, vont être probablement très durement touchés par cette catastrophe et les schémas que nous connaissions pour notre travail, l’organisation de nos calendriers, les montages de productions et la diffusion des œuvres, seront devenus obsolètes à l’issue de cette crise. De même pour les emplois artistiques, techniques, administratifs du secteur culturel, qui seront non seulement détruits en partie mais impossibles à retrouver dans leur totalité. Ce constat, pour pessimiste qu’il puisse paraître de prime abord, appelle toutefois des propositions et des réponses urgentes et concrètes, afin de dessiner d’autres voies, d’autres possibilités, d’autres issues et de nouveaux contours pour l’organisation future de nos métiers.
C’est l’objet de cette communication, qui est une proposition de départ et nécessite d’être constamment modifiée et améliorée, selon les évolutions présentes et futures de la catastrophe due à l’épidémie du Covid 19.
Partir de l’existant
S’il s’agit de faire des propositions pour inventer un « après crise sanitaire », elles ne peuvent se faire qu’en partant de l’existant, et ceci pour deux raisons : premièrement, la récession économique qui s’annonce empêchera, dans le futur immédiat et à moyen terme, toute idée d’augmentation des budgets que nous connaissons jusqu’à aujourd’hui. Elle indique même qu’il faudra probablement travailler avec moins d’argent pour les années à venir : toutes nos structures budgétaires seront probablement à repenser. La deuxième raison est liée au maillage territorial très conséquent qui existe dans notre pays en matière d’équipement à vocation culturelle : environ 1000 théâtres parsèment le territoire national, en Hexagone et dans les territoires ultra marins. Ces équipements, fermés actuellement - et pour combien de temps ? – doivent être mis à profit et utilisés tout de même, à bon escient : il serait incohérent de laisser ces outils de production inutilisés, au moment où un plan de relance de l’activité nationale devra être mis en œuvre. Un théâtre, même vide de ses spectateurs, peut tout de même servir d’espace de travail et de recherche. A ce titre, l’exemple du Théâtre des Célestins à Lyon, dans lequel l’atelier de costumes est en ce moment recyclé pour la fabrication de masques, est parlant.
Le pragmatisme nécessaire à l’heure actuelle implique que l’on tienne compte avant toute chose de ce qui existe, depuis les dispositifs financiers de soutien à la création artistique et à la diffusion des œuvres, le système d’indemnisation du chômage intermittent, les subventions culturelles provenant des collectivités locales et territoriales, des organismes de gestion collective, des organisations non gouvernementales, des fondations, du mécénat, jusqu’aux institutions nationales ou européennes.
Il existe donc d’une part des moyens, qu’il convient aujourd’hui de repenser dans leur globalité, afin de les considérer comme un ensemble disponible et les redistribuer pour le projet particulier que j’expose ici, ainsi que des équipements, d’autre part, qu’il s’agit de rendre efficients en cette période de fermeture des salles de spectacles qui risque de se prolonger de façon durable, ceci pour des raisons de prévention sanitaire.
En effet, l’échéance de la découverte, puis de l’expérimentation sur une large échelle d’un vaccin adapté au virus n’est pas du tout déterminée à l’heure actuelle et les prévisions de mise au point sont fixées à la mi 2021. Ceci suppose que ce vaccin devra ensuite être disponible pour le grand public et cette mise à disposition demandera un délai supplémentaire. Les théâtres seront probablement les derniers lieux recevant du public à rouvrir, tout comme ils ont été les premiers à fermer, en mars dernier. Durant ce laps de temps à venir, il est indispensable de remettre les équipes au travail, dans le secteur culturel comme dans tous les autres secteurs de l’activité économique.
Enfin, et c’est sans doute la principale ressource sur laquelle nous devons nous appuyer, il existe une formidable envie de travailler de la part des équipes artistiques à travers tout le pays. Quel est le schéma actuel pour l’ensemble de ces personnels ? Ils subissent de plein fouet la fermeture des salles de spectacles depuis le mois de mars 2020, puis l’annulation des festivals d’été, pourvoyeurs de très nombreux et très indispensables emplois dans le secteur artistique et culturel. Quelle est leur perspective annoncée ? La possible fermeture des théâtres pour de longs mois, - un an ou plus peut-être (cliquez ici) -, les empêchera de travailler et de nombreux emplois disparaîtront. C’est cette envie, actuellement entravée, avec laquelle il convient de compter et qui ne demande qu’à s’exprimer dans le cadre d’un projet neuf.
Un futur incertain
Nous venons de le voir, l’avenir de nos métiers est totalement plongé dans une incertitude avec laquelle nous devons composer.
Les mesures de soutien au secteur culturel qui ont été annoncées et mises en place par les pouvoirs publics, que ce soit l’État avec le ministère de la culture, le ministère du travail, que ce soient les collectivités territoriales dans les dispositifs varient sensiblement d’une région à l’autre, ou sont parfois inexistant d’un département à l’autre, ou encore ne correspondent pas d’une ville à l’autre aux priorités du moment, ces soutiens ne répondent pas à un impératif majeur : celui du futur de nos métiers. Actuellement, des tentatives de réponses à l’urgence sont faites par les tutelles, dans une relative désorganisation et une absence de concertation au plan national qui sont inquiétantes. Certaines municipalités décident de ne commencer leurs saisons culturelles qu’en décembre 2020, ou même en janvier 2021. Les plans évoqués actuellement de réouverture des salles de spectacles envisagent l’autorisation pour les petites salles tout d’abord, puis pour des demies-jauges dans les grands théâtres. Ces mesures supposeront nécessairement un soutien financier de la part des pouvoirs publics, qui ne pourra durer très longtemps. Ceci suppose également que tout le secteur privé du théâtre soit largement subventionné par les finances publiques, contradiction flagrante s’il en est.
Des questions se posent : quid alors de la mission de service public du théâtre ? Quid des établissements labellisés qui, eux aussi, demanderont d’être soutenus, afin de parvenir à l’équilibre budgétaire inscrit dans leur cahier des charges ? Quid du soutien aux artistes indépendants, aux compagnies, probables premières victimes de ces contractions budgétaires indispensables ? (Cliquez ici)
Ce futur incertain annonce une catastrophe réellement prévisible. Il est possible de distinguer l’avenir du secteur culturel et, sur ces bases, il convient de proposer des solutions réalistes, faisables, pragmatiques et pérennes.
La nécessité de reconstruire
Si les perspectives futures sont totalement imprévisibles actuellement, il est par contre très clair que nous ne sortirons pas indemne de cette crise et qu’il nous faudra reconstruire notre économie, notre pays, dans une Europe qui elle-même aura été largement fragilisée. Il nous faudra inventer de nouvelles formes de travail, recréer des emplois et tisser de nouveaux liens entre les personnes, dans une société où les divisions se seront exprimées avec parfois beaucoup de violence, très peu de clairvoyance ni de tolérance. Les phénomènes d’égoïsme, de lâcheté parfois, de courage, d’héroïsme et de générosité, tout ceci s’exprime au quotidien, sous nos yeux, et traduit les comportements humains que nous avons vus dans d’autres circonstances catastrophiques et qui, aujourd’hui encore, sont à même de nourrir toute la dramaturgie, toute fable théâtrale propice à la catharsis et à la construction d’une cohésion entre les personnes.
Le théâtre est en danger.
Les théâtres sont fermés.
Comment faire ?
Quelle idée pouvons-nous trouver pour le futur ?
Quelle mission nous donner à nous-mêmes, pour continuer la création d’œuvres, la recherche artistique ?
Quel défi pour continuer d’écrire, par le théâtre, les métaphores de notre humanité, les miroirs de notre société ?
Il sera indispensable, une fois que nous serons sortis de cette crise, de retrouver une « socialité », d’inventer la reconstruction de notre société.
Le théâtre a toujours eu pour objet, depuis son origine, de poser sur la scène les problèmes de notre époque, puis d’en faire débat.
Je propose donc que, le temps de la fermeture de théâtres et des salles de spectacles, nous fassions de ces lieux des laboratoires à travers tout le pays :
L’idée est de faire appel à la solidarité de tous les théâtres et tous les lieux de spectacles, afin que soient accueillis trois metteurs en scène en résidence dans chaque théâtre de France, chacun accompagné d’un groupe de cinq personnes. Ces équipes artistiques, aidées financièrement par les dispositifs existants, travailleraient à la recherche et à l’élaboration de formes théâtrales qui seraient ensuite destinées à être diffusées auprès des publics les plus larges, publics empêchés, éloignés, dont l’accès à la culture est délicat, géographiquement, socialement, économiquement.
Il est donc question d’utiliser les 1000 théâtres existants en France et actuellement fermés comme des espaces de recherche, afin de faire progresser non seulement les esthétiques mais également l’adresse de nos œuvres vers ceux qui, par le fait de la crise et du confinement, se retrouveront probablement éloignés ou apeurés par la fréquentation des salles de spectacles. Il s’agira donc d’aller jouer pour eux, peut-être même en dehors des théâtres, avec l’intention de les faire revenir ensuite, à terme, dans les salles, une fois que la situation sanitaire sera rétablie.
Cette proposition peut concerner immédiatement environ 15 000 personnes, artistes et techniciens : les metteurs en scène ont un rôle de pivot dans toute entreprise de création et de production théâtrale et c’est pourquoi je propose que chaque théâtre puisse ouvrir ses portes et ses espaces à trois d’entre eux, qui viendront accompagnés d’autres personnes : interprètes, écrivains, éclairagistes, scénographes, musiciens … Il en est de même pour les chorégraphes et nous pouvons appliquer ces propositions aux centres de créations chorégraphiques.
Enfin, les projets élaborés dans ces calendriers et ces espaces de laboratoire devront avoir une spécificité : l’ambition de dire notre temps et l’intention de concerner les plus larges publics, ceci dans la plus grande exigence artistique.
Ces propositions de dispositifs reposent sur deux idées majeures :
- L’implantation et le rayonnement territorial
- L’idée d’un circuit court.
Travailler à partir des territoires
Notre pays, à la sortie de la crise du Covid 19, sera très probablement en souffrance et fera apparaître avec acuité les fractures qui se sont exprimées depuis quelques années maintenant, que ce soit à l’occasion du mouvement Nuit Debout, puis du mouvement des Gilets Jaunes, puis des grèves dues à la réforme des retraites. Ces fractures sont sociétales, territoriales, économiques et sociologiques.
Sans vouloir faire aucun rapprochement ni avec la période ni avec les circonstances, je peux tout de même faire un parallèle avec l’objet de la fondation de notre Syndicat National des Metteurs En Scène qui, en 1944, a été créé afin d’aider à la reconstruction de notre pays, à l’époque en ruine. Entre hier et aujourd’hui, il n’y a pas de réel rapport quant aux circonstances. Mais il peut exister une similitude entre les effets des catastrophes. C’est donc à la fois notre conscience de citoyens, notre responsabilité d’artistes, notre désir d’humanité, notre volonté d’être constructifs, qu’il faut interroger et sur lesquels appuyer nos propositions.
La volonté de travailler à partir des territoires rencontre une volonté de réduction des fractures et il convient de la mettre en écho avec l’histoire de la décentralisation théâtrale, tout comme avec les préoccupations récentes qui ont conduit au projet ministériel de « Culture près de chez vous » (cliquez ici). Les « zones blanches », identifiées ces dernières années par les tutelles, existent toujours et la crise sanitaire ne peut pas les faire oublier dans les plans de relance à venir. Les questions abordées par ce projet sont toujours valables et le seront sans doute encore davantage demain. Les réponses, elles, doivent être différentes, notamment en ce qui concerne la présence des équipes artistiques dans les territoires et particulièrement en ce qui concerne les zones déshéritées culturellement. C’est certainement aussi avec les artistes implantés depuis plusieurs années sur place que doivent se mettre en œuvre nos propositions vers et dans les territoires.
L’inspiration d’un circuit court
La crise du Covid 19 met en évidence une sorte d’échec total de la globalisation, de cette mondialisation qui en apparence arase les différences mais qui, en même temps, accroît les injustices, les atrocités, les souffrances. Ce modèle de société éloigne les personnes.
À l’inverse d’un retour en arrière ou d’un repli sur soi, à l’inverse d’un égoïsme qui conduit un peu partout à la xénophobie, il existe l’idée d’un « circuit court, », idée qui fait son chemin dans de nombreux secteurs de la vie économique, sociale et environnementale.
Pourquoi ne pas appliquer ce principe dans le secteur du théâtre ? Si on imagine que des équipes artistiques s’implantent, travaillent et diffusent leurs créations sur des territoires, ce schéma ressemble assez clairement à celui d’un « circuit court de la production théâtrale ». C’est sans doute par cette piste qu’il nous sera possible de retrouver le chemin du public et de faire retrouver à celui-ci le chemin du théâtre.
Adapter les sources de production
Enfin, autre idée qui mériterait une étude très approfondie en matière de mécanismes financiers, il serait plus qu’intéressant de repenser la notion du collectif directement appliquée au financement de la production théâtrale. Nous devrions travailler à la création d’une « banque artistique coopérative et solidaire », abondée par les artistes eux-mêmes, travaillant à équilibrer les rapports de force de la production théâtrale, entre le financement public de la culture et les nécessités de la production privée, ceci afin d’ouvrir une troisième voie de la production, respectueuse des personnes dans le partage des investissements, des risques, des profits, et pourquoi pas des bénéfices à réinjecter dans une circulation vertueuse de l’investissement financier.
Si l’on imagine, à titre d’exemple, que 1000 artistes investissent chacun 100 €, ceci représenterait une force de production extrêmement intéressante et déjà importante, détenue à parts égales par des personnes qui, de fait, seraient décisionnaires et pourraient influer sur la vie et la réalisation des projets artistiques. Nous aurions là une possibilité de créer un contournement du schéma actuel, modèle dominant qui finit par réunir sans cohérence de projet ni d’éthique les opérateurs privés et les financements publics, souvent au détriment des artistes eux-mêmes, devenus de plus en plus dépendants et instrumentalisés par ce rapport binaire.
Il s’agit de créer une troisième voie et ainsi d’équilibrer ces deux pôles actuels entre secteur privé et secteur public de la production théâtrale, qui, à terme ne peuvent plus satisfaire grand monde.
L’idée majeure de cette proposition est celle de la prise de responsabilité par les artistes de leur propre destin.
Faire preuve d’audace
L’intention de cette note et de ces quelques propositions peut se résumer en un seul terme : être audacieux. Notre avenir dépend de notre capacité à l’audace. Pourquoi cela ? Parce que l’époque actuelle et la crise sanitaire, la catastrophe économique et sociale que nous traversons et que nous allons traverser pendant quelques temps, tout cela demande une réponse proportionnée à la peur et à l’angoisse qu’elles génèrent.
À la peur du présent devra répondre une audace pour le futur. Je me suis appuyé pour imaginer ces propositions et ces pistes de solutions pour notre travail et nos métiers dans le futur, sur ce qui existe vraiment : les financements, les équipements existants en France aujourd’hui. Mais également l’exemple de ce qui s’est passé en Argentine au début des années 2000, lorsque plusieurs crises économiques majeures successives ont frappé le pays et on conduit à la fermeture des salles de spectacles. C’est à ce moment-là que des compagnies, emmenées par des metteurs en scène, ont investi les lieux fermés temporairement et ont travaillé, presque en secret, avec patience, humilité, dans un dénuement matériel qu’il est simple d’imaginer, sans salaires, sans moyens techniques, et ont commencé à inventer.
Et qu’ont-ils inventé ?
Des utopies, des rêves, des poèmes, du théâtre. Et un renouveau théâtral qui nous a tous éblouis depuis quelques années.
Nous n’en sommes pas encore tout à fait là, mais nous en sommes presque déjà là.
Ce que je propose dans ces lignes est possible. Mais ces propositions, pour audacieuses et difficiles à mettre en place qu’elles peuvent être, font appel à une chose rare, peut-être encore plus complexe et délicate à convoquer : une solidarité générale.
L’audace du futur ressemble parfois étrangement au courage du présent.
Guy Pierre Couleau avril 2020