Le grand Livre
240 pages • Dernière publication le 27/03/2024
Dans le cadre de son Action culturelle,
la SACD soutient la création de cet ouvrage
Réflexions par Roland Timsit
Vous le savez sous la démocratie athénienne, le théâtre est un reflet des débats citoyens. Eschyle, Sophocle, Euripide sont des exemples caractéristiques des liens étroits entre les tragédiens et la vie de la cité. La tragédie est un outil fabriqué pour faire réfléchir le citoyen sur la politique.
Alors que le Théâtre est confiné, j’aimerais réfléchir au sens de cet état, de cette absence.
Il n’y a pas beaucoup d’exemples dans l’histoire de l’Humanité où le théâtre a été empêché.
Même sous les dictatures le théâtre a continué, certains artistes utilisant vous le savez différents moyens comme la farce pour masquer leurs opinions. Pendant les deux Guerres mondiales en France, le théâtre a continué provoquant d’ailleurs débat sur sa validité ou non, le théâtre de propagande nazi fleurira etc., vous connaissez l’Histoire mieux que moi.
Mais je ne vois pas dans le passé un épisode similaire à celui que nous vivons.
Ce qui me frappe en ce moment, c’est l’absence de pensées et de penseurs.
D’ailleurs les librairies ont été fermées jugées comme non essentielles ! Pourquoi ?
Le gouvernement juge donc que le peuple n’a pas besoin de réfléchir, rêver, réinventer. Car enfin les règles de distanciation auraient pu être établies dans les librairies comme pour les supermarchés non ?
Penser.
Hanna Arendt a dit que le Théâtre était « l’art politique par excellence ».
Penser... et sur les plateaux de télévision, à la radio aucun penseur, aucun philosophe n’est invité. Pourtant ce que nous vivons devrait nous inciter à penser, penser le pourquoi de cette crise, penser comment la vivre, penser comment en sortir etc. Non, la pensée n’est pas convoquée à la télévision.
Lors de la privatisation de l’audiovisuel dans les années 1980 la gauche nous l’avait vendue comme « mieux disant culturel » ! On est saisis de voir combien la multitude de médias rime avec uniformisation comme si nous étions revenus au temps de la télé d’État de Marcellin et De Gaulle. Les sommaires des chaines de télé sont identiques, les invités identiques…
Avant cette épidémie, j’étais frappé comme d’autres par la multitude de « comiques » invités à la télévision, il faut rire ! Et surtout de l’Autre car ces comiques confondent humour et moquerie ! Comparons Eli Kakou et ceux qui passent sur Canal plus à 20H…
J’ai beaucoup travaillé le clown et le burlesque et donc le « comique m’intéresse » mais quand j’écris que les comiques d’aujourd’hui confondent humour et moquerie, c’est parce qu’ils jouent avec le même schéma ; se moquer, s’infantiliser et infantiliser.
Mais il n’y a pas de personnages, de dramaturgie, de mise en scène. C’est le règne de LA VANNE. Comme au Club Med.
Repensez à Fernand Raynaud, Bernard Haller, Raymond Devos etc. C’était très construit.
On entend souvent, pour justifier la mode du stand up : « les gens ont besoin de se vider la tête ».
Vider la tête donc cesser de penser.
Penser.
Penser à ce que notre société fait de l’Autre ; par exemple le soignant qui meurt parce que travaillant sans protection indispensable, penser à nos anciens qu’on laisse mourir…
Non on ne pense pas à la télévision mais on stigmatise comme on dégainait au Far West ! Raoult en est un exemple criant quoi qu’on pense de cet infectiologue.
La violence des dénigrements dont il est l’objet m’évoque le stalinisme.
C’est le règne de la posture : « Moa, je sais qui est ce qui est bien et ce qui est mal et lui est un danger, méfiez-vous en !»
Je suis frappé aussi par la volonté politique de casser tout ce qui se rapporte au collectif, au commun ; les retraites, la sécurité sociale, le droit du travail, il faut tout individualiser !
On supprime les droits collectifs comme par exemple ceux de la formation continue pour instaurer un droit individuel, chacun a son crédit d’heures.
D’ailleurs Macron a fait le pass culture qui à lui seul définit cette vision consumériste et individualiste de sa culture, là le jeune est encore seul.
Pour vanter les mérites d’une telle politique libérale où chacun est pour soi et pour montrer qu’on a de « l’attention pour les autres » on fait des téléthons, les Restos du coeur, on invente le « philantro capitalisme », aider « les plus démunis » « les précaires » où beaucoup peuvent ainsi montrer leur haut degré de moralité. « Regardez comme je suis généreux ».
Aujourd’hui, les gouvernants ne veulent plus de droits collectifs, il faut que le citoyen soit seul face à l’État et le plus « faible » aura « droit » la charité.
Mais où veut il en venir Roland avec tout ça ? On est au SNMS ?
Au cinéma le spectateur est seul face à l’écran.
Au théâtre le spectateur n’est pas seul il fait partie d’un groupe, le public. Jouvet disait parfois « le public a été bon ce soir ».
Ce que vit un spectateur au théâtre est le contraire de l’individualisme : le Théâtre est la dernière aventure collective.
Il est ce lieu, comme disait Terzieff, où le monde visible (l’Homme social) cohabite avec le monde invisible (l’inconscient, ses mensonges, ses peurs, ses fantasmes, etc.)
Vitez, Chéreau sont pour moi parmi les plus grands metteurs en scène sachant avec maestria faire vivre ces deux mondes. Un théâtre de la pensée pour Vitez, en tout cas un Théâtre d’Art populaire pour les deux.
Alors oui le théâtre est la dernière aventure collective.
Face à cette volonté d’individualisation il est pour moi le lieu de la résistance à la pensée unique, à la dictature sous toutes ses formes.
Mon amie la dramaturge Naomi Wallace aime affirmer : « Ce monde ci n’est pas le seul ».
Elle a raison et il revient aux artisans du théâtre de faire émerger d’autres mondes.
Et comme en physique quantique au théâtre aussi on peut faire émerger plusieurs mondes en même temps !
Comment faire ?
C’est la question que nous nous posons à chaque fois que nous nous lançons dans une « aventure » et ce mot même suffit à exprimer la difficulté, les obstacles , les joies de cette quête.
Ce qui me frappe dans cette absence de théâtre c’est qu’elle correspond en fait tout à fait logiquement à cette volonté d’individualisation !
Nous réduire à notre solitude, sans les autres, la télévision étant l’illusion du « vivre ensemble ».
Cette aventure humaine collective me manque terriblement.
Mais manque-t-elle aux autres ?
Que veut dire cette absence ?
Je tenais à y réfléchir comme à cette absence de pensée et de penseurs.
Je n’y ai pas répondu et en me relisant, j’avoue que je n’ai pas écrit « grand-chose », mais j’aurai quand même la prétention de vous l’envoyer car j’ai besoin de penser... avec vous !
Car personne ne détient LA vérité, c’est collectivement qu’elle se dégage.
Alors réfléchissons et travaillons à nos assises, car je suis persuadé qu’elles peuvent être le lieu de cette interrogation du théâtre pour aujourd’hui et pour demain.
Et travaillons aussi à ce que cette aventure collective reprenne au plus vite.
Roland Timsit, avril 2020