Le grand Livre
240 pages • Dernière publication le 27/03/2024
Dans le cadre de son Action culturelle,
la SACD soutient la création de cet ouvrage
REFLEXIONS & PERSPECTIVES / Contributions / Page 215 • Publiée le 23/04/2021
Un article de Cyril le Grix et Bruno Niver sur l'occupation de l'Odéon (2021)
THÉÂTRE/TЕАТР est une revue trimestrielle en langue russe éditée en Russie, et vendue en kiosque et en librairie. Chaque numéro est consacré à un aspect de la vie théâtrale internationale (scénographie, musique, mise en scène, dramaturgie, architecture, etc), et traite aussi bien du théâtre contemporain à travers le monde, que de l'histoire du théâtre. Les auteurs des articles et reportages, sont d'éminents spécialistes, critiques et praticiens de la scène, auxquels la rédaction, que dirige Marina Davidova, commande des articles de fond en rapport avec le thème de chaque numéro.
Dans le cadre d’un partenariat avec la revueTHÉÂTRE/TЕАТР, le SNMS publiera régulièrement des articles en version bilingue dans le Grand Livre. Pour inaugurer cette collaboration, nous vous proposons un reportage consacré à l'Occupation de l'Odéon et des théâtres en France, qu'ont réalisé les correspondant spéciaux en France, Cyril Le Grix et Bruno Niver. Il sera publié en russe dans le prochain numéro deTHÉÂTRE/TЕАТР.
LE VENT SE LEVE
Les correspondants spéciaux en France de la revue russe ТЕАТР (ТHÉÂTRE), Cyril le Grix et Bruno Niver ont pu pénétrer fin mars le cœur du théâtre de l’Odéon qui est occupé depuis le 4 mars et discuter avec les 42 militants qui vivent et dorment quotidiennement sur place, afin de mieux comprendre leur motivation, leurs revendications et l’atmosphère tant revendicative que festive et créatrice, qui règne sur place.
La pandémie qui frappe nos sociétés depuis plus d’un an, ébranle avec une rare violence le monde de l’art et de la culture. C’est un pan entier de notre société qui s’effondre sous nos yeux, irrémédiablement, comme les glaciers de l’Arctique. Même si une partie des artistes-salariés et des structures culturelles sont indemnisés en France (les autrices et les auteurs ne le sont pas), l’argent ne peut pas tout et il s’agit ici d’une crise bien plus grave et profonde. Car qu’est-ce qu’un artiste qui ne peut plus créer, imaginer, rêver ? En 1968, l’un des slogans phares affiché à l’entrée de l’Odéon était : « L’imaginaire prend le pouvoir ». Aujourd’hui la formule serait plutôt : « Pouvoir, rend-nous l’imaginaire ! ». Face au silence de Roselyne Bachelot, ministre de la Culture, dans un contexte de plus en plus anxiogène, les artistes reprennent du poil de la bête, multipliant les actions pour réclamer la réouverture des lieux culturels.
Le théâtre de l’Odéon a toujours été le porte-drapeau de la contestation politique et culturelle en France. Il est occupé par des professionnels de la culture, qui revendiquent entre autres choses, le retrait de la réforme de l’assurance-chômage et la réouverture des lieux culturels. Ils ont été rejoints par des représentants d’autres professions précaires (les guides-conférenciers, les employés dans la restauration, l'événementiel etc.), qui ne peuvent plus travailler depuis le confinement, et ne bénéficient pas d’une protection sociale suffisante. La politique sanitaire du gouvernement a mis la culture à l’index, en la taxant de « non-essentielle », dans un pays se targuant d’être une exception et un modèle culturel pour le monde entier. Dans ce contexte mortifère, le sursaut de révolte du monde culturel a pris un caractère universel, et redonné au théâtre sa fonction première d’ « agora ».
Chaque jour devant l’Odéon ont lieu des prises de paroles, des concerts et des performances artistiques, dans une France privée de culture depuis plus d’un an. Le public est au rendez-vous. Le mouvement est exponentiel, car déjà presque 100 théâtres et lieux de culture sont occupés et ont été rejoints par des étudiants des diverses écoles et facultés de théâtre. L’occupation est pour eux un moyen de rompre l’isolement, de se fédérer et se retrouver, pour créer des spectacles et des performances, et réfléchir ensemble à leur avenir. C’est une jeunesse qui se sent sacrifiée par une politique sanitaire qu’ils ne comprennent plus, et qui les contraint à rester enfermés chez eux, à étudier à distance en télétravail (pendant les plus belles années de leur vie) au nom d’un confinement sanitaire strict, dont les effets tardent à se faire sentir.
Ainsi, les théâtres occupés deviennent-ils l’expression aussi bien d’un conflit politique et social, entre les professions artistiques et précaires et le gouvernement, que d’un conflit générationnel, entre une jeunesse qui se sent privée d’avenir, et une classe politique qui défend, au nom de principes sanitaires discutables, la partie la plus âgée de la population.
L’ODEON - LA REVOLUTION EN MARCHE
Une nouvelle fois, le théâtre de l’Odéon se retrouve être l’épicentre de la contestation, comme il le fut à de nombreuses reprises depuis sa construction à la fin du XVIIIème siècle, symbolisant à chaque fois la réappropriation par le peuple du débat public. En réponse à la sphère politique qui a perdu le goût et la finalité de la Culture, il s’agit de rappeler à la société que la fonction première de l’Art est de penser le monde.
L’histoire de l’Odéon est à ce titre édifiante. Plus ancien théâtre-monument de Paris, le « Théâtre Français », comme il se nommait à sa création, est à l'origine destiné à la troupe de la Comédie-Française. Son histoire commence en 1773, lorsque Louis XV rachète l’hôtel de Condé pour y construire un théâtre destiné à remplacer la salle désuète de la rue des Fossés-Saint-Germain-des-Près (actuelle rue de l’Ancienne Comédie) de la Comédie-Française, construite en 1689. Mais ce n’est qu’en 1782 qu’il est inauguré en présence de Marie-Antoinette, avec une nouveauté pour l'époque : un parterre assis ayant pour objectif d’assagir un public réputé bruyant. Ayant pour mission d'être dès son origine la « maison du citoyen », l’histoire de l’Odéon épouse les nombreuses convulsions de l’Histoire de France. Après quatre années de censure, c’est ici que s’illustrera le premier recul du pouvoir, en autorisant Beaumarchais à créer sa pièce Le Mariage de Figaro ou la folle journée. C’est un triomphe qui annonce les prémices de la Révolution ! Louis XVI avait déclaré de façon péremptoire :"C'est détestable ; cela ne sera jamais joué. Il faudrait détruire la Bastille pour que la représentation de cette pièce ne fût pas une inconséquence dangereuse." Napoléon Ier : "Le Mariage de Figaro c'est déjà la révolution en action".
Rebaptisé Théâtre de la Nation en 1789, c’est en 1793, alors que la Révolution fait rage, que les comédiens sont arrêtés pour incivisme après la représentation de Paméla ou la Vertu récompensée, et que le théâtre doit rapidement fermer ses portes. Rebaptisé « Théâtre de l'Egalité » sous la Terreur, il est autorisé à les rouvrir en 1794, avec peinture bleu-blanc-rouge et surtout une nouvelle structure de « gradins égalitaires à la grecque ». C’est en 1796 que lui est donné le nom d’Odéon en référence à la Grèce antique. Après un incendie, qui le détruit totalement, le théâtre est reconstruit en 1818. L’architecture du bâtiment que nous connaissons aujourd’hui date de cette époque. Lors des journées révolutionnaires de juillet 1830, les Trois Glorieuses, le théâtre est à nouveau l’un des centres du soulèvement insurrectionnel. Aux cris de « La liberté ou la mort ! » les occupants se jurent de vaincre la tyrannie. En 1871 pendant la Commune, un hôpital militaire est installé dans le foyer du théâtre, par la comédienne Sarah Bernhardt qui y a fait ses débuts.
Après avoir été sous la direction artistique d’André Antoine, de 1906 à 1914, qui fit entrer avec fracas le naturalisme sur scène, puis de Firmin Gémier après la première guerre mondiale, qui reprendra le flambeau de la modernisation, il faudra attendre 1959 pour que l’Odéon-Théâtre de France retrouve une ligne artistique avec la nomination de Jean-Louis Barrault par André Malraux. La première mise en scène de Barrault à l’Odéon est Tête d'Or de Paul Claudel, en présence du général de Gaulle. Elle illustre cette nouvelle ligne artistique fondée sur la volonté de promouvoir les grands auteurs modernes. Un autre auteur moderne, Jean Genet créera le scandale en 1966 avec sa pièce Les Paravents mise en scène par Roger Blin : pour certains c’est une injure aux soldats morts durant la Guerre d’Algérie. Des bagarres éclatent et certains exigent la démission de son directeur qui se défend en affirmant que « le théâtre de France doit présenter des œuvres de combat ». En vain.
En 1968, c’est une nouvelle insurrection qui s’installe à l’Odéon qui est occupé puis saccagé. La révolution étudiante coûte sa place à Jean-Louis Barrault, jugé trop bienveillant par Malraux. Le théâtre sera de nouveau fermé de longs mois pour être rénové. Dans les années 70, le théâtre retrouve une raison de vivre et devient « un carrefour vivant de la création théâtrale européenne ». En 1990, il prend le nom officiel d’Odéon-Théâtre de l’Europe. Mais en 1996, la vie du théâtre bascule à nouveau : il est pris d’assaut par surprise et occupé par des artistes intermittents et des précaires, qui en font la caisse de résonance de leurs revendications, tout comme ce sera de nouveau le cas en 2016 puis aujourd’hui.
OPERATION « OCCUPATION » !
A chaque fois la prise de l’Odéon est une opération commando, digne des services secrets. Cette fois-ci, c’est à la suite de la manifestation des professionnels de la culture du 4 mars que s’est inscrite une nouvelle page de l’histoire de l’occupation du théâtre de l’Odéon. Un des membres du commando, Stéphane, un comédien de 35 ans et membre de la CGT Spectacle, nous raconte les premières heures :
« J’avais été informé anonymement qu’une action était prévue. Pour y participer, il fallait que je me pointe à la manif’ à République à 12h. Sur place quelqu’un me ferait passer un petit papier avec des instructions. Un petit papier à l’ancienne ! Il ne fallait pas que ça circule. La seule consigne, c’était de prendre un duvet. Arrivé à la manif, je reçois le petit papier : c’était un rendez-vous dans le métro à République. Là, nous nous retrouvons à 5 et sommes immédiatement pris en charge, incognito. Nous ne savons pas où nous allons. On nous fait faire un changement puis un deuxième. Nous arrivons au métro « Odéon ». Nous sortons dans la rue, suivons notre guide jusqu’à l’entrée réservée aux professionnels du théâtre de l’Odéon. Là, nous découvrons que des gens qui nous soutiennent nous attendent à l’intérieur. Ils nous font entrer dans le théâtre. Je peux pas dire qui et comment…désolé, je peux pas en dire plus mais ça s’est passé sans problèmes (sourire de connivence). Ça fait presque 3 semaines qu’on est là. On a l’impression d’être là depuis 10 ans. On se connait tous par nos prénoms maintenant ! »
Cependant, l’occupation du théâtre n’a pas été simple à organiser. Nadia, une maquilleuse âgée de 32 ans, nous raconte comment les occupants ont dû batailler pour trouver un accord avec la direction : « On dort dans les loges et ailleurs, sur des matelas ou dans des sacs à couchage. Il n’y a qu’une seule douche. On a réussi à établir que si 7 personnes peuvent sortir par jour, le même nombre de personnes rentrent. En tout nous devons être 42 en permanence, dans le respect de la parité. Et si jamais il y a moins de personnes qui rentrent, on perd des effectifs. On est donc obligés d’être très organisés pour maintenir ce taux d’occupation. En bas, derrière les grilles d’entrée du théâtre, on fait alternativement des tours de garde 24h sur 24. »
Même si la ministre de la Culture a fait une visite surprise un soir à 23h00, pour rencontrer et écouter les revendications des occupants du théâtre, ceux-ci ne sont pas satisfaits de la manière dont ils sont traités par le gouvernement : « On a l’impression que la ministre de la culture n’a aucun pouvoir. On demande à parler avec le premier ministre !», s’exclame Jean, 40 ans, comédien syndiqué SFA-CGT (Syndicat Français des Acteurs), « la fermeture des lieux, c’est une décision politique, pas sanitaire ! Les lieux de culte, et les supermarchés ouverts et bondés permettent beaucoup plus la diffusion du virus que les lieux de spectacles, où l’on n’a jamais répertorié de clusters ! » Maud, comédienne et musicienne de 24 ans renchérit : « La ministre a dit qu’on était des gens dangereux, alors qu’ici tout est organisé, hiérarchisé, entrées et sorties surveillées. Tout est chronométré. On sait exactement ce qu’on fait ! On veut nous faire passer pour des irresponsables, alors que les seuls irresponsables, c’est le gouvernement ! Non essentiels ! Dangereux ! Irresponsables ! Plus on est taxés de dangerosité et d’inutilité, plus cela prouve notre nécessité ! Personne ne peut dire que nous avons faillis aux mesures sanitaires : on sait que ça marche. On est prêts à jouer le jeu. Mais le gouvernement ne veut pas entendre ! On veut travailler, mais on ne nous laisse pas travailler ». En effet, le problème n’est pas tant de rouvrir les théâtres, que d’organiser un plan de relance pour permettre leur réouverture, nous explique Philippe, 45 ans, délégué syndical de la CGT des musiciens : « On ne se bat pas pour une réouverture, mais pour la reprise. En effet, quand il y a eu une courte réouverture des théâtres et des lieux de culture, l’été dernier, la plupart des intermittents du spectacle et des musiciens n’ont quand même pas pu travailler ! Car les lieux n’étaient pas prêts à les accueillir, parce qu’il n’y avait pas de plan d’aide aux théâtres et aux artistes. On ne veut pas que ça se reproduise. Et la ministre de la culture est bien gentille, quand elle nous dit qu’on a la liberté de répéter. Si aucun lieu ne nous accueille, on ne pourra pas jouer ! Les musiciens ont une baisse de revenus de 20 à 30 % sur les 13 derniers mois. »
Cependant, l’occupation reste pour tous un acte créatif : « C’est une lutte sociale et politique vécue comme une fête. On rencontre de nouvelles personnes, chouettes, mobilisées, inspirées. Pour moi, c’est un espace de création. C’est festif et joyeux. » nous explique gaiement Christophe, comédien de 40 ans, que nous interrompons dans une réunion avec des collègues des deux sexes musiciens, comédiens, auteurs, restaurateurs, autour d’une table ronde dans le foyer du théâtre. Sur les tables d’à côté, sont répartis médicaments, nourriture, serviettes de bain et vêtements, et même préservatifs.
Pour Mathieu, que nous trouvons au milieu du foyer en train d’accorder son piano pour le concert du soir, le fait de se trouver à l’Odéon est en soi un acte poétique : « C’est le rassemblement dans un théâtre, de syndiqués, d’artistes et d’autres professions précaires qui ne bénéficient pas du régime des intermittents du spectacle, qui a quelque chose de poétique en soi. Je pense que la poésie peut faire bouger les ministres. C’est là que cette pandémie est un miroir de la société actuelle. Le théâtre revient à sa fonction première d’Agora ! C’est pour cela que j’ai choisi de déclamer du toit de l’Odéon, un extrait du Théâtre et la peste d’Antonin Artaud ! Il met ces deux forces de bouleversement en parallèle. Si l’art n’a pas une puissance de subversion, alors il n’y a plus d’art !» Quand nous demandons si les fantômes de l’Odéon ne sont pas trop dérangés dans leur sommeil séculaire par les occupants, il acquiesce goguenard, à travers un demi-sommeil : « Les fantômes de l’Odéon ! Ils sont très gentils avec nous ! Ils nous soutiennent, ça ne fait pas de doute. Nous n’avons aucun problème avec eux, malgré tout le bruit dans le théâtre. Vous savez, on y dort très peu : 24 heures sur 24, il y a des tours de garde, des assemblées générales, des discussions, des commissions d'approvisionnement, de communication, et d’inter-occupation » (en charge des discussions avec les autres théâtres occupés).
Puis nous nous dirigeons vers Yoan, musicien de 35 ans, qui vient de finir son air de saxo. Il est responsable de l’organisation des concerts : « Mon rôle : faire venir des musiciens tous les jours sur le parvis du théâtre. On les contacte, puis on les programme en fonction de leurs disponibilités et des créneaux à remplir. C’est un gros boulot ! Il y a des concerts tous les jours à partir de 13h00. Entre 14h00 et 16h00, la parole est donnée aux artistes, aux organisations, aux représentants politiques de tous bord, associations, et à tous les parisiens. Ça donne plus de visibilité au mouvement et une image positive. » Puis nous prenons congé des occupants pour retrouver la foule amassée sur la place.
AU COEUR DE L’AGORA
Chaque après-midi, une foule de badauds, composée d’artistes, d’étudiants, de simples passants, ou de curieux spécialement venus voir ce qu’il se passe, se retrouve sur la place de l’Odéon. Un petit air de mai 68 y plane. Les plus âgés se rappellent la mémorable occupation pendant le printemps des étudiants, aux cris de « La Révolution, c’est la seule solution ». La façade est bariolée de banderoles criardes, où prédomine le rouge, avec ces slogans évocateurs : « Culture sacrifiée », « On ne joue plus, on lutte ! », « Vive la commune ! », « Ce que le peuple obtient, il le prend ! » Et depuis le toit, les occupants haranguent la foule, dans la bonne vieille tradition révolutionnaire parisienne : « Occupons ! Occupons ! Occupons ! Tout ce que nous voulons ! Occupez ! Occupez ! Occupez ! Tout ce que vous voulez ! », scandent-ils du toit, repris timidement par une partie des curieux et supporters sur la place. Ce slogan, devenu le symbole de l’occupation de l’Odéon, sera repris le lendemain dans une version rap. La poésie est aussi au rendez-vous parmi les harangueurs. Mathieu déclame depuis le toit d’une voix de stentor, ces vers extraits du poème « Les phares » de Baudelaire, qui évoquent pour lui la flamme qui se répand et illumine progressivement toutes les scènes de France :
« C’est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C’est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseur perdu dans les grands bois !
Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité ! »
Beaucoup de parisiens sympathisent avec le mouvement. Ils apportent aux occupants à boire et à manger, et d’autres bricoles indispensables au quotidien qu’ils leur tendent à travers les solides grilles du théâtre. Derrière ces grilles, Jean, figurant professionnel, et street-reporter de 50 ans, répond à des personnes de l’extérieur, qui lui demandent si tout va bien dans sa prison : « C’est une prison volontaire. J’ai plus de libertés que vous. J’ai la liberté de parler et de dire les choses ! Vous, dehors, vous avez juste la liberté de subir. Je préfère ma liberté à la vôtre. C’est moi qui l’ai choisie. Je suis en prison. Mais c’est une prison dorée. C’est un endroit magnifique quand même ! 5 étoiles ! On a le chauffage, de la lumière... On se croirait dans une petite Scala ! La Scala a d’ailleurs été prise hier. On vient de l’apprendre. Elle est occupée. Ça gangrène sur l’Europe ! Ça fait plaisir. » En effet, chaque jour de nouveaux lieux sont occupés en France et en Europe. Et au moment où nous écrivons cet article, plus de 100 théâtres ont été investis.
NO CULTURE, NO FUTURE
Le lendemain, nous décidons de nous rendre au Théâtre de la Colline lui aussi occupé mais par des étudiants en théâtre uniquement. Ils vivent l’occupation comme un moment essentiel de leur vie, et une expérience théâtrale unique : « Je n’ai jamais été aussi heureuse » s’exclame Marie, 20 ans, le visage jovial. « J’ai l’impression de n’avoir jamais fait de théâtre auparavant. On ne dort plus. On a des réunions sans arrêt, aussi bien d’organisation que de création. On dort dans un théâtre. On vit, on pense théâtre. Il se crée un véritable esprit collectif. Le directeur, Wajdi Mouawad nous a laissé le théâtre sans problème, à condition que nous respections les mesures sanitaires, et prenions soin du lieu. Il n’intervient pas dans notre démarche d’occupation. On s’organise nous-mêmes. Les idées fusent de toutes parts. C’est une véritable ébullition théâtrale ! On fait des performances physiques ! On utilise notre corps. On ne se cantonne plus à la diction et au théâtre textuel, comme dans nos écoles. On invente. On s’invente ! On vit pleinement notre jeunesse ! Nous voulons exprimer les désirs de la jeunesse, sans être récupérés par les politiques ». Chaque jour à 16h00, se tient l’agora devant le théâtre de la Colline. Lectures publiques à plusieurs voix de textes philosophique de La Boétie ou de Hegel, sur l’esclavage et la servitude volontaire, poésies, chansons collectives, performances de groupe, théâtre physique...
Sur les façades vitrées du théâtre de la Colline sont affichés des slogans exprimant la détresse de la jeunesse, et la fonction rédemptrice et libératrice du théâtre : « Pas de poésie, un monde sans vie ! », « On veut rêver encore ! », « Occupons ! Créons ! Crions ! », « L’essentiel est toujours menacé par l’insignifiant ! » (René Char).
Chaque jour à 17h00, devant la plupart des théâtres occupés, a lieu le cri : les étudiants se regroupent au centre de l’agora et crient tous ensemble le plus fort et le plus longtemps possible ! Ce moment de catharsis collective donne des frissons dans le dos. Edouard, 25 ans, raconte comment « Le Cri de 17h00 » est devenu le moment essentiel de sa journée de comédien, un spectacle qu’il ne raterait pour rien au monde, lui qui n’a jamais couru de sa vie pour être à l’heure au théâtre : « Je ne veux pas m’arrêter. Je ne veux pas prendre de recul. Je ne sais même pas ce qui m’arrive. Je n’ai pas le souvenir d’avoir vécu ça avant ! C’est maintenant et c’est partout à la fois. Ça va très très vite ! Plus vite que moi ! Je suis loin derrière moi. Mais je le vois ce diamant. Cette lumière. Une servante. Seule et fragile. Dans ce labyrinthe asservissant. Cette pénombre brune. Je la vois et je la contemple. Elle est tellement belle et chaude. Ça brûle d’envie. Des larmes de joie. Des tripes. Des veines sur le cou. J’en crie. J’ai couru dans cette crise de calice de métro. C’est la première fois que je cours pour aller au théâtre. La première fois ! D’habitude, j’arrivais à l’heure, j’avais déjà payé mon billet. Il y avait un ouvreur qui me souriait. Et moi je lui souriais par politesse. Je ne me doutais pas qu’aujourd’hui, j’aurais eu tellement envie de lui bouffer les joues. Le sourire aux dents, je le remerciais. Puis en entrant dans la salle de spectacle, je l’ai vue pour la première fois ! La même beauté, la même lumière ! Il y avait un bougainvillier en fleurs, rouge, magnifique ! Et au milieu des cris, des hurlements, je pensais à cette beauté dans la lumière du soleil ! »