Le grand Livre
240 pages • Dernière publication le 27/03/2024
Dans le cadre de son Action culturelle,
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Un texte d'Octave Mirbeau sur le théâtre populaire (envoyé par Jean-Paul Tribout)
« La France, c’est bien entendu, est le plus grand pays du monde, le plus intelligent, le plus généreux, le plus hardi, le plus progressiste, le plus en avant. Aussi, est-il fort difficile, sinon tout à fait impossible, de lui imposer quelque chose de nouveau, en n’importe quel genre.
Vous savez sans doute que la Revue d’Art Dramatique travaille, depuis quelque temps, ingrate besogne, à doter notre pays d’un théâtre populaire.
Les autres pays se sont déjà préoccupés de cette question, ils l’ont même réalisée avec éclat, avec un bon sens pratique qui leur ferait honneur s’ils étaient français. Malheureusement, ils sont Allemands, Suisses, Italiens, Belges, Autrichiens, par conséquent, ce sont des pays notoirement stupides, inactifs, arriérés, et qu’on ne saurait prendre au sérieux. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter de ce qu’ils font ou ne font pas, de ce qu’ils ont ou n’ont pas.
Pourtant la Revue d’Art Dramatique s’en est inquiétée. Elle a étudié consciencieusement de nombreux projets, formulé un programme très intéressant et très pratique… Il ne lui manque plus que les moyens matériels, je veux dire l’argent, pour mettre en œuvre ce programme.
L’idée d’un théâtre populaire rencontre partout, dans les milieux les plus différents, d’ardents suffrages et de très vives sympathies… Il semble donc qu’un tel théâtre, dont chacun proclame la nécessité, dont tout le monde souhaite chaleureusement la prompte création, soit facile à créer. Il suffirait d’un peu de bonne volonté pour cela, et c’est de l’enthousiasme qu’il trouve !
Alors ? Alors commencent les difficultés ; et, par un phénomène d’une psychologie nationale vraiment extraordinaire, plus l’enthousiasme grandit, plus les difficultés s’amoncellent… Ainsi, nous avons eu cette idée extrêmement bizarre et naïve de vouloir intéresser à nos projets des hommes politiques, des députés révolutionnaires, des sénateurs socialistes… enfin des gens très bien, esprits hardis, cela va de soi, littéraires en diable, et poètes, et je ne sais quoi encore, et avec qui le gouvernement n’avait qu’à bien se tenir. Tous, ils nous avaient accueillis avec le plus grand enthousiasme, et ils nous disaient :
Un théâtre populaire !…. Ah ! Sacristi ! Fameuse idée mes garçons ! Nous, nous apportons du panem, du circenses…C’est admirable ! Ah ! Mais j’en suis !… J’en suis nom d’un petit bonhomme !… Et coûte que coûte, nous l’aurons ce sacré théâtre populaire ! Parce que moi vous savez, quand il s’agit du peuple ! Ma fortune… et s’il le faut, mon sang, vous entendez, sacré mâtin… Ah ! Mais !…
Et cela était accompagné de gestes violents, d’attitudes très 48 qui n’étaient pas sans nous effrayer un peu. Il fallait les calmer, ces bougres là ! Sans quoi, ils eussent bien été capables de faire tout de suite une révolution, de désaffecter Notre Dame, l’Imprimerie Nationale, le Musée Carnavalet ou l’Elysée… ou n’importe quelle caserne pour y installer le théâtre du peuple !… du peuple, sacré mâtin !… Ils eussent bien été capables aussi de nous montrer, à nous qui n’en demandions pas tant, comment on meurt sur des barricades, pour un théâtre populaire !
Mais ils ne vinrent jamais à nos réunions, ne répondirent jamais à nos lettres, refusèrent de se charger de démarches que nous jugions utiles… Et quand, par hasard, nous les rencontrions :
Des démarches !… criaient ils… Vous n’y pensez pas ! Des démarches ! Mais rien n’est plus humiliant, mes chers garçons… Nous parlons au nom du peuple, nous!… Et le peuple ne fait pas de mises en demeures… des sommations… Les trois sommations ! S’agit-il du peuple, oui ou non ?
Alors pourquoi parlez-vous de démarches ! Et ils entonnaient « Allons enfants de la patrie…. »
Quant au Conseil Municipal, il fut épique, et lui aussi, il chanta la Marseillaise… C’est même tout ce qu’il chanta…
Un théâtre populaire !… Mais je ne pense qu’à ça ! nous dit le Conseil Municipal… Marchez mes enfants. Allez de l’avant…Et que ce soit épatant, magnifique… le dernier mot de la beauté moderne. Il n’y a rien de trop beau pour le peuple.
Alors, timidement, on insinuait :
Cher Conseil Municipal, vous avez de superbes locaux… C’est pour les louer, mon enfant…
Cher Conseil Municipal, vous avez d’admirables terrains… C’est pour les vendre mon enfant…
Ne pourriez- vous pas nous aider un peu ?
Comment donc ! Tout ce que vous voudrez, sauf du terrain, des locaux, ou de l’argent ! Nous vous aiderons de tout l’immense amour que nous portons au peuple, sacristi !… et vous savez, mes chers garçons, n’hésitez pas ! Que ce soit éblouissant et révolutionnaire en diable !… De l’or partout !… et des velours fracassants et des décors somptueux, et des ballets féeriques, et des orchestres inouïs et des chefs d’œuvres… des chefs d’œuvres… des chefs d’œuvres ! N’oubliez pas les torches, surtout… des torches… des torches pour mettre le feu à cette ignoble société bourgeoise. Vous pouvez compter sur nos bravo, surtout si vous savez recruter des petites femmes, bien en chair… hé ! hé !… Quand on a un tel projet, on n’a pas besoin d’argent ; ni de terrains, ni de locaux… La conviction suffit à tout. Rappelez-vous l’Armée de la Révolution !…
Et lui aussi, il entonnait la Marseillaise. »
Octave Mirbeau
« Le Journal », le 9 février 1902.