Le grand Livre
240 pages • Dernière publication le 27/03/2024
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« Attention fragile », un témoignage de Jacques Rosner sur Piscator
Ne pas oublier : l’écriture dramatique (le texte) est éternelle. L’écriture scénique (acteur – public - mise en scène) est éphémère. Sa durée de vie est ridiculement courte et il n’en reste rien que quelques souvenirs qu’on raccommode.
(Erwin Piscator)
C’était en octobre 1961 à Berlin-Ouest (le mur avait été construit au mois d’août).
Dans le cadre des Berliner-Festwochen (semaines artistiques), nous étions à Berlin à l’Hebbel-Theater pour donner des représentations de "Georges Dandin" dans la mise en scène de Roger Planchon. Je réglais les éclairages lorsqu’on vint me dire que Monsieur Piscator demandait à rencontrer le responsable de la troupe française. (Piscator est vivant ? N’est-il pas mort ?) Devant moi il y avait bien Erwin Piscator, mais un Piscator déchu, dans la dèche.
« Je voudrais voir votre spectacle ce soir, mettez-moi deux places à la caisse ». Le ton était sans réplique, je m’inclinai et retournai poursuivre les réglages.
Un quart d’heure avant le lever du rideau, Erwin Piscator était à nouveau devant moi. "Vous avez oublié de mettre des places à mon nom". Je protestai, je l’avais fait. J’accompagnai Piscator à la caisse. La caissière me dit "un communiste comme Monsieur Piscator peut bien payer ses places". Sans vouloir entamer une discussion politique (je songeais que le Hebbel était à 100 mètres du mur), j’achetai deux très bonnes places que je remis à Piscator. Il était en compagnie d’une jeune femme qui me sembla, elle aussi, dans la dèche.
"Retrouvons-nous à la fin du spectacle ; nous aimerions vous inviter à dîner".
C’est dans un restaurant proche du théâtre en face des ruines de l’Anhalter Bahnhof que nous avons dîné avec Piscator. Il y avait Jean Bouise, Claude Lochy, Isabelle Sadoyan. Nous devions commencer quelques jours plus tard les répétitions de "Schweyk dans la seconde guerre mondiale" de Bertolt Brecht, qu’allait mettre en scène Planchon et nous brûlions de parler avec l’homme qui avait créé le premier "Schweyk", celui de Hasek, avec des décors de Grosz sur des textes de Brecht.
(Jean Bouise dans "Schweyk dans la seconde guerre mondiale",
mise en scène de Roger Planchon)
Piscator nous parla de l’exil, de New York pendant la guerre, c’était là que Brecht lui avait volé l’idée de faire vivre à Schweyk la Seconde Guerre mondiale. Puis il en vint au seul "Schweyk" valable, celui qu’il avait monté en 1928 au théâtre de la Nollendorf Platz. Il nous décrivit la longue marche de Schweyk sur les deux trottoirs roulants où il rencontrait les dessins et les personnages de Grosz et nous rêvions de ce spectacle mythique.
"Mythique", ricana Piscator, "d’autant plus mythique que personne jamais n’a entendu un mot du texte de Brecht. Les trottoirs roulants étaient faits de lamelles de bois et chaque lamelle claquait chaque fois qu’elle passait dans le tambour, mais claquait d’une façon assourdissante. Pendant toutes les représentations, j’ai passé mes nuits à passer du savon noir sur chaque lamelle espérant ainsi atténuer le bruit mais le résultat ne fut jamais probant".
Deux ans plus tard, j’étais de retour à Berlin. Je mettais en scène dans la Schaubühne naissante, la Schaubühne am Halleschen Ufer, "La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G." d’Armand Gatti. Le soir de la première – c’était un spectacle dans le cadre des Berliner-Festwochen – il y avait là le tout Berlin du théâtre et aux places d’honneur, il y avait Piscator, très élégant. Il était maintenant directeur du théâtre de la Volksbühne.
Au cours de la réception qui suivit le spectacle, il me serra sur son cœur et dit très fort aux personnalités qui l’entouraient : "ce spectacle est magnifiquement intéressant, oui, intéressant magnifiquement. J’avais fait le même il y a quarante ans".
Jacques Rosner
(Texte paru dans la Lettre N°5 de l'AMPS, novembre 2004)