Le grand Livre
240 pages • Dernière publication le 27/03/2024
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La naissance de la décentralisation
« La décentralisation montre que le théâtre est un art de société nécessaire à la collectivité dans une démocratie ». (Robert Abirached).
Après la Libération, la France doit se reconstruire et panser ses plaies. C’est dans ce contexte qu’un petit nombre de personnalités politiques, avec en tête Jeanne Laurent, vont penser et construire la « décentralisation théâtrale ». Ils s’appuient sur un courant politique reliant art, culture, éducation et évidemment sur le constat du désert culturel en dehors de Paris. Seulement une vingtaine de grandes villes possèdent un théâtre qui abrite en général une troupe lyrique jouant des opérettes et des opéras et accueille essentiellement les tournées parisiennes. Il est donc nécessaire de créer des centres dramatiques dont la mission est d’aller vers un public qui ne va pas au théâtre parce qu’il n’en a pas l’occasion et de leur présenter un répertoire de qualité.
La locomotive du Théâtre National Ambulant de Firmin Gémier
Ce désir de démocratiser le théâtre et de le rendre accessible à tous n’est pas nouveau. De la fin du XIXe siècle, au moment où l’instruction primaire est déclarée obligatoire (1882), à la Première Guerre mondiale, se développe diverses formes de théâtre pour le peuple comme le Théâtre du Peuple de Bussang de Maurice Pottecher (1899), le Théâtre National Ambulant de Firmin Gémier (1991) qui désirent « désembourgeoiser le théâtre, le déparisianiser ». L’idée est que si le public ne vient pas au théâtre, celui-ci doit venir à lui. Tout citoyen a le droit d’accéder à la culture.
« Le théâtre est une nourriture, aussi indispensable à la vie que le pain et le vin… Le théâtre est donc, au premier chef, un service public. Tout comme le gaz, l’eau et l’électricité ». (Jean Vilar)
Jacques Copeau, départ pour la Bourgogne
En 1924, Copeau part en Bourgogne, avec la Compagnie des Copiaus. D’autres prennent ensuite les routes de France comme la Compagnie des Quinze de Michel Saint-Denis (1930), les Comédiens Routiers de Léon Chancerel (1929), la Roulotte d’André Clavé (1936). Leur objectif est de faire découvrir l’art du théâtre en Province, un théâtre de création. L’idée de décentralisation s’installe même si elle n’est pas encore formulée.
Le Minsitre Jean Zay
Le Front Populaire (1936-1938) pose les bases d’une politique de la culture, en s’intéressant aux pratiques artistiques des amateurs, en se souciant de l’éducation populaire, en mettant en place quelques aides indirectes aux metteurs en scène et en portant une attention à la décentralisation de l’art dramatique. En 1936, à la demande de Jean Zay, Ministre de l’Education Nationale et des Beaux-Arts du gouvernement Blum, Dullin rédige un rapport qui pose les premières pierres de l’édifice de la décentralisation. Pour Jean Zay, l’Etat doit aider la création théâtrale dans sa globalité, mais les députés n’aiment pas l’idée.
Article de presse sur La Roulotte d'André Clavé
Le gouvernement de Vichy est dans la continuité de ce programme, mais pour des raisons différentes. Fondé par Pierre Schaeffer, le mouvement Jeune France, lieu d’expérience de recherche et de décentralisation culturelle, envisage la création de tout un réseau de « Maisons ». Le gouvernement met fin à l’aventure en 1942.
« Nous entendons ici par Jeune Théâtre l’ensemble des compagnies théâtrales composées de jeunes artistes, animées par eux, lesquels ont, ou croient avoir, de l’art dramatique une conception plus artistique ou culturelle et plus audacieuses que celle reconnue à la plupart des directeurs de théâtre, dit régulier ». (Rapport Jeune France).
En zone libre, les Comédiens Mouffetard de Jan Doat et la Roulotte d’André Clavé, avec Jean Vilar, se promènent dans le Lyonnais et le Dauphiné ; Maurice Jacquemont fonde à Lyon le Théâtre des Quatre Saisons Provinciales ; Regain, la compagnie de Christian Casadesus, présente « Lorenzaccio » de Lille à Bordeaux. C’est dans les mouvements de jeunesses, comme dans la Résistance, qu’après la Guerre, on trouve toute une génération d’artistes et de militants prêts à défendre la politique culturelle de la décentralisation.
Le car de la Compagnie Jean Dasté
Dès 1945, Jeanne Laurent incite Jean Dasté à installer à Grenoble une « coopérative ouvrière » de comédiens, « Les comédiens de Grenoble ». C’est la première expérience dans la future création des Centres Dramatiques Nationaux. S’appuyant sur un animateur et sur sa compagnie déjà implantée dans une ville, Jeanne Laurent, appelée « La mère de la décentralisation », persuade les responsables politiques locaux de subventionner pour moitié les frais de fonctionnement et de création, le reste étant à la charge de l’Etat.
Jeanne Laurent
La politique de décentralisation théâtrale connaît à ses débuts l’indifférence des collectivités locales. Dasté, lâché par les pouvoirs locaux, quitte Grenoble pour s’installer à Saint-Etienne. La décentralisation doit faire face aussi à plusieurs oppositions, celles de certains députés, d’élus locaux, et celle des théâtres parisiens qui craignent pour leurs tournées. Jacques Hébertot mène une campagne très virulente contre Jeanne Laurent.
L’aventure est en marche avec la création du premier CDN en 1946, implanté en Alsace, le Centre Dramatique de l’Est, dont la direction est confiée à Roland Pietri. En 1947, c’est autour de Saint-Etienne d’avoir son Centre Dramatique. C’est le centre pilote, dirigé par Dasté. Suivent, en 1949, la Comédie de l’Ouest à Rennes avec Hubert Gignoux ; le Centre Dramatique du Sud-Ouest à Toulouse avec Maurice Sarrazin (qui le dirige pendant 41 ans) ; en 1952, la Comédie de Provence, à Valence avec Gaston Baty. Ensuite, il faut attendre 1960 pour qu’un nouveau Centre Dramatique voie le jour, celui du Nord, installé à Tourcoing.
La Comédie de Saint-Etienne
Fidèles à l’esprit de Copeau, les Pionniers de la décentralisation, Jean Dasté, Hubert Gignoux, André Steiger, Maurice Sarrazin, André Clavé, veulent faire connaître l’esprit du Cartel, la relecture des classiques, la découverte des grands auteurs étrangers comme Tchekhov, Ibsen, Pirandello et des auteurs contemporains. Dans la grande salle de leur théâtre, en général de 1000 places, ils présentent le répertoire populaire, comme le fait Jean Vilar au T.N.P. Dans la petite salle, ils peuvent oser un répertoire plus audacieux, et monter des auteurs considérés alors d’avant-garde (Beckett, Ionesco…) Leur cahier des charges, leur imposant de rayonner dans leur région, ils jouent sous des chapiteaux, dans les salles des fêtes, sous les préaux d’école, les places du village. Fiers de leur mission, portés par le goût des textes et des grands auteurs, ils réussissent à toucher un public, varié, issus de toutes les couches sociales. Ils remplissent leur mission première, celle de la popularisation du théâtre en Province.
« Il n’y a pas une culture pour les ouvriers et une pour la bourgeoisie, il n’y a qu’une culture à laquelle tout le monde devrait accéder, il n’y a pas d’art populaire, il y a l’art tout court qui devrait exprimer l’aspiration de tout un peuple, et cela est encore plus vrai pour le théâtre, qui rassemble tout le monde dans un même lieu, pour une même communion ». (Jean Dasté)
Le Général de Gaulle, André Malraux à l'inauguration de la Maison de la Culture de Bourges
Après 1952, le mouvement de la décentralisation est mis en veilleuse. Il faut attendre huit ans entre la création de la Comédie de Valence et celle du Nord (1960). En 1959, André Malraux, ministre du tout nouveau Ministère de la culture, reprend la politique culturelle de la décentralisation en créant les Maisons de la Culture. Pour Gabriel Monnet, directeur de la première Maison de la Culture, inaugurée à Bourges, ce mouvement va « […] soulever des hommes qui s’interrogent. Une Maison de la Culture sera un instrument d’un nouvel art de vivre ». Mais les « Cathédrales » de Malraux se heurtent à l’incompréhension des notables. En même temps, le Ministère subventionne des troupes installées en Province, comme le théâtre de la Cité à Villeurbanne, animé par Roger Planchon, les Tréteaux de France de Jean Danet… Si au départ, la décentralisation vise la province, elle va s’étendre à la banlieue.
Patrice Chéreau et Hubert Gignoux devant le Théâtre de la Cité de Villeurbanne
Le 25 mai 1968, sous l’impulsion de Roger Planchon, les 34 directeurs des Centres Dramatiques et Maisons de la Culture se réunissent en « Etats généraux de la culture » pour réfléchir et s’interroger sur les pratiques de leur métier. Ils signent « la déclaration de Villeurbanne » dans laquelle les signataires demandent à l’Etat quelle culture veut-il subventionner ?
La décentralisation théâtrale, sous la forme envisagée par ses pionniers fondateurs, s’est donc interrompue après les événements de 1968. Suivant le désir des pouvoirs publics, elle prend une autre forme, plus axée sur l’excellence de la création et moins sur la recherche d’un nouveau public populaire.
Ils ont fait la Décentralisation
Jacques Copeau Gaston Baty Jean Vilar
Jean Dasté Maurice Sarrazin Hubert Gignoux
André Clavé Roland Piétri Gabriel Monnet
André Steiger Antoine Boursellier Roger Planchon
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Marie-Céline Nivière
Sources : « Théâtre occidental », « Théâtre et Politique », articles de Robert Abirached (Encyclopédie Universalis).
« Dictionnaire encyclopédique du Théâtre », sous la direction de Michel Corvin (Bordas).
« Histoire du théâtre dessinée », André Degaine (Nizet).
« Le TNP de Jean Vilar, une expérience de démocratisation de la culture », Laurent Fleury » (Presse universitaire de Rennes).
« Le grand livre du théâtre », Luc Fritsch (Eyrolles).
« Education populaire : le tournant des années 70 », sous la direction de Geneviève Poujol, article « La déclaration de Villeurbanne » de Marie-Ange Rauch (L’Harmattan, collection Débats Jeunesse).
« La décentralisation », Jacques Baguenard (collection Que sais-je ? P.U.F.).
« Une aventure théâtrale, 30 ans de décentralisation », film documentaire de Daniel Cling (bientôt en dvd).