Le grand Livre
240 pages • Dernière publication le 27/03/2024
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"Phèdre" et Gaston Baty, une analyse de Séverine Mabille
Gaston Baty monte "Phèdre" au théâtre Montparnasse lors de la saison 1939/1940
Gaston Baty
Nous ne jouerons pas Racine1 déclarait Gaston Baty en 1922, il se décidera pourtant à aborder son œuvre tardivement – "Phèdre" en 1939-1940 et "Bérénice" en 1946-1947 – présentant pour chacune des tragédies une mise en scène innovante persévérant dans cette tâche qu'il s'était assignée de ne pas aligner les mots mais la couleur, la lumière, les gestes et les voix, afin de créer l'illusion d'un autre monde encore plus beau2.
Pour Baty la genèse classique se réduisait aux personnages assujettis à leur raison, la tragédie classique s'adressait uniquement à l'esprit – l'alexandrin aiguisant cette perception - contrairement aux sujets nouveaux qui permettaient d'exprimer pleinement la sensibilité moderne. Il opposait à cette machine construite selon les principes de la philosophie cartésienne3 (Sur les ruines, la pensée reste debout, seule, dans un cercle aussi étroit que le mage qui évoque les morts4) la découverte de l'inconscient et le mystère de la vie quotidienne.
La forme même ne laissait aucun espace médian au metteur en scène : Racine ne connaissait qu'un élément de l'art dramatique : le mot, et lui fait exprimer maintes choses que d'autres éléments exprimeraient aussi bien ou mieux que lui. A quoi bon répéter sous une seconde forme ce que contient le texte ? Ne serait-ce pas accumuler d'inutiles et barbares pléonasmes ? Tout est dit pourquoi radoter ? La Rome impériale surgit entre chaque vers de Britannicus, un décor ne la rendrait pas plus présente. Le comédien n'ajouterait rien à ces héros sans mystère (...) Il n'y a de silence qu'au théâtre ; on ne les souffre pas au royaume de sire le Mot5.
Phèdre maquette costume Marguerite Jamois par Marie-Hélène Dasté
©BNF, Département des Arts du spectacle, Collection Baty Photo BNF
Racine était non seulement empreint de cet esprit cartésien mais aussi modelé par son éducation janséniste6 or Gaston Baty ne cessera de répéter combien son apprentissage chez les dominicains lui avait inculqué le respect de la personnalité ; il dénonçait avec force la sécheresse prônée par les gens de Port-Royal accusés d'honorer un dieu jaloux semblant haïr sa créature : Que peut l'homme abîmé dans sa misère et son néant ? Les choses autour de lui, l'art, la beauté et même ses semblables ne représentent que des occasions de pêcher (...) Il tend ses désirs impuissants vers une autre vie bienheureuse, seule digne d'espoir, et qu'il ne dépend pas de lui d'atteindre7.
Cependant il reconnaissait la qualité de Racine et concédait qu'au charme profond et à sa grandeur simple aucun français de France pouvait résister8 arguant qu’il échappait en partie à l'emprise janséniste grâce à l'un de ses professeurs de Port-Royal - Claude Lancelot - qui avait fait de lui un helléniste en un temps où l'on écoutait la rhétorique de Rome plus volontiers que la poésie d’Athènes. Cet attachement à la Grèce lui aurait enseigné la beauté de la vie sensible9 dans d'admirables poèmes dialogués. Ce compliment n'était pas anodin quand nous nous rappelons quelle importance revêtait le mot sensible dans la réflexion de Gaston Baty comme dans celle des autres membres du Cartel.
Mais Phèdre n'échappait pas – selon Baty - à sa gangue janséniste et le premier travail du metteur en scène était d'en dégager l'humanité crue. Gaston Baty s'appuya sur le postulat que le seul véritable péché de Phèdre était le désespoir et non l'inceste10 ; Baty mis en parallèle les abîmes rencontrés par les plus grands saints, ceux qui - d'après lui – luttèrent âprement et ne s'y précipitèrent pas et le combat engagé en vain par Phèdre - façonnée par la conscience janséniste - qui s'imagine rejetée, prédestinée à la faute11. Il plaçait d'ailleurs cette pièce dans les tragédies religieuses de Jean Racine balayant l’idée retenue que seules Esther et Athalie – souhaitées par Madame de Maintenon - y figurent.
Phèdre costume Marguerite Jamois par Marie-Hélène Dasté
©BNF, Département des Arts du spectacle, Collection Baty Photo BNF
Il est vrai Phèdre (dernière pièce profane de son auteur) se veut plus vertueuse et dès la préface est immolée sur l'autel de la réconciliation avec Port-Royal ; Racine soulignait qu'il n'avait jamais écrit une tragédie dans laquelle la vertu soit plus mise en jour que celle-ci ajoutant les moindres fautes y sont sévèrement punies, la seule pensée du crime y est regardé avec autant d'horreur que le crime même et concluait en souhaitant réconcilier la tragédie et quantité de personnes célèbres par leur piété et par leur doctrine qui l'ont condamnée dans ces derniers temps et qui en jugeraient sans doute plus favorablement, si les auteurs songeaient autant à instruire les spectateurs qu'à les divertir, et s'ils suivaient en cela la véritable intention de la tragédie12.
Le metteur en scène devait relever un défi de taille ; celui de pénétrer assez avant l'esprit et le cœur du poète pour prolonger sa pensée et son émotion au-delà des mots et de passer de la pièce écrite à la pièce jouée13. Il articula sa mise en scène autour d'un triptyque : âpreté janséniste, noblesse Louis-Quatorzienne et ce grondement assourdi des instincts déchaînés au fond des abîmes légendaires14 et choisit de respecter le rythme du vers racinien propre à exprimer la vérité des sentiments sans occulter le moindre e muet ni le moindre geste induit par le texte. Racine – disait-il – exige ce sacrifice15 car se dérober à la convention risquerait de pervertir le rythme ; si la vie est là, elle est transposée et ne supporterait pas d'être copiée comme ont tenté de le faire plusieurs émules d'André Antoine n’aboutissant – d'après le jugement de Baty- qu'à être prosaïque et plat sous prétexte d’être simple et vrai.16
Gaston Baty tenait à ce que chaque comédien dise le vers avec toute la pompe nécessaire et concilie style et violence, désir du corps et terreur de l'âme, humanité et mystère17. Marguerite Jamois18 incarnait Phèdre gainée de rouge rehaussée de broderies dorées et de pierres bleues – mêlant les ornements attiques à ceux du Grand Siècle - dans un décor19 évoquant une antiquité fantasmée mâtinée de références XVIIe. Baty voulait emmener le spectateur ni dans le Péloponnèse, ni à Versailles, ni à Port-Royal mais dans un lieu purement théâtral qui concilierait les trois20 ; seul endroit où Phèdre puisse évoluer.
Décors de Phèdre, Emile Bertin
Le rôle du décor – comme celui du costume21 – était d'aiguiller la sensibilité du public, de créer autour de l’œuvre l'atmosphère qui en facilitera l'interprétation, d'en réaliser la transposition plastique.22
Deux grands candélabres - installés symétriquement sous un lustre - surplombaient un praticable recouvert de gris occupant le centre de la scène, toutes les découvertes étaient dissimulées par de lourdes tentures en velours noir, côté cour et côté jardin pendaient deux tapisseries monumentales à l'aplomb de deux bancs en marbre gris et noir rappelant le goût du grand roi et à l'avant du décor un rideau en reps bleu orné d'un médaillon de Racine participait pleinement au rythme du spectacle : Gaston Baty ne voulait pas d'entracte, chaque acte était ponctué par un rapide baisser de rideau accompagné par quelques mesures de Rameau. A part lors de l'entrée de Thésée, ce sont les seules ellipses musicales, les seules pouvant s'insérer dans la représentation sans pervertir la musique du vers racinien. Cette scénographie extrêmement symétrique – où l'or rehaussait par petites touches la simplicité - se voulait la transcription visuelle de l'ordre initié par ce siècle tant sur le plan politique que sur le plan religieux. Un cyclorama recourbé de plus de 7 mètres – occupant le fond de la scène – permettait aux comédiens de rompre cette apparente rigueur en conférant par moment une dimension fantasmatique à leur jeu irrigué par l’omniscience de Dieu et l'implacable tutelle de Minos.
Pour Gaston Baty le problème essentiel était de raviver chez le spectateur de la fin des années 30 la sensibilité de celui du XVIIe siècle ; un spectateur pétri de mythologie – son roi ne s'était-il pas confondu avec Apollon dans un jeu spéculaire accepté de tous ? - qui dissimulait sous la politesse des manières, la dignité du langage, un fond de brutalité et de passions sans frein23.
Seule une nouvelle mise en scène permettait cette adéquation entre un public en perpétuelle évolution et une œuvre intangible. Si ce constat permettait toutes les alternatives, l'objectif était de révéler des aspects auxquels on avait pris garde pour rendre la pièce de Racine plus facile à aimer et plus digne de l'être24. Un metteur en scène échouant à atteindre ce but aurait tort et toutes les rhétoriques du monde n'y changeront rien25.
Baty n'hésita pas à couper les dix derniers vers de la pièce - partagés entre Thésée et Panope - afin de laisser les ultimes vers à Phèdre expirant, Phèdre rendant son dernier soupir comme Jean Racine avait rendu les armes en détournant son regard du théâtre, Gaston Baty associait souvent les tourments de Phèdre à ceux de son auteur renonçant aux fausses lueurs (expression employée dans la nécrologie de Jean Racine rédigée à Port-Royal) du théâtre :
Et la mort à mes yeux dérobant la clarté
Rend au ciel, qu'ils souillaient, toute sa pureté.
François Mauriac salua la réflexion de Baty tout en restant plus circonspect quant à sa réalisation : Ne perds pas ton temps à t’inquiéter ou à t'irriter de la mise en scène. Les questions qu'elle pose n'ont aucune importance. Baty a compris l'essentiel : Dieu est présent au centre de la scène, dans cet azur sombre que la porte circonscrit26.
Cette représentation à la lumière contrastée de Port-Royal et des choix dramaturgiques radicaux rencontrèrent une vive hostilité , plusieurs critiques reconnus fourbirent leurs arguments ; ce parti pris semblait gangrener l’œuvre, la réduire à l'austérité janséniste, en faire pâlir les plus beaux vers quand ils n'étaient pas tronqués... Un chroniqueur sarcastique écrivit : On dira bientôt Phèdre pièce de Gaston Baty, texte de Jean Racine27. En voulant persifler il rendait au metteur en scène la propriété intellectuelle qui lui revenait, celle réclamée par tous les membres du Cartel. Si Gaston Baty assumait cet éclairage il n'en ignorait pas la part qui revenait à l'ombre comme à chacune de ses réalisations. Il concevait son travail à la façon des bâtisseurs de cathédrales romanes, comme eux il revendiquait qu'avant cette hardiesse sûre d'elle, il fallait cette audace hésitante28.
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1 Propos rapportés par Jacques Robertfrance, cités par Maurice Brillant dans la préface, Le Masque et l'encensoir, Gaston Baty, Librairie Bloud et Gay, Paris, 1926, P. 6
2 Ibidem P. 323
3 Gaston Baty et Racine in la revue Persée, Maurice Tariol, novembre 1965, P. 93
4 Ibid. P. 96
5 Le Masque et l'encensoir, chapitre « Sire le Mot » P. 297
6 Pour les adeptes du jansénisme, la grâce de Dieu est accordée ou refusée dès la conception car l'homme entaché du péché originel ne peut influer sur la prédestination de son âme. Cette perspective s’oppose à celle défendue par les jésuites qui se revendiquent d'une grâce suffisante permettant à chacun d'influer sur son salut.
7 Le Masque et l'encensoir, P. 290
8 Ibid. P. 296
9 Ibid. P. 297
10 Gaston Baty, Rideau baissé, éditions Bordas, Paris, P. 191
11 Ibid. P. 190
12 Phèdre, Préface, éditions Gallimard, Paris, « La Pléiade », P. 819
13 Gaston Baty et Racine, P. 99
14 Rideau Baissé, P. 193
15 Ibid.
16 Ibid.
17 Gaston Baty et Racine, P.103
18 Thésée : Vandéric ; Hippolyte : Paul Delon ; Oenone : Marguerite Coutant-Lambert ; Théramène : Henri Beaulieu ; Panope : Jeanne Pérez ; Ismène : Denise Kerny ; Aricie : Sylvie Deniau
19 Décors d'Emile Bertin
20 Ibid. P. 195
21 Costumes de Marie-Hélène Dasté
22 Ibid. P. 194
23 Ibid. P. 185
24 Ibid. P. 195
25 Ibid.
26 Article publié dans Le Temps présent (journal catholique), 5 avril 1940
27 Gaston Baty et Racine, P. 106
28 Le Masque et l'encensoir, P . 324